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[VINGT ANNEES EN EU R O PE

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Tam metin

(1)

- - 51 —

Je travaillais avec un grand cou-, rage, mais je n’avais plus cette physionomie rayonnante de santé avec laquelle j ’étais venue de Pa­ ris. Mes yeux commençaient à rougir à cause du travail de nuit et mes robes trop larges m’indi - çuaient que j ’avais maigri. Pour­ tant j ’avais de l ’entrain. Annie ne me laissait jamais seule ; quel ddm mage cependant qu’elle ne fut mê­ me pas capable de coudre un» bou­ ton. Ce qui nous ennuyait parfois tous les deux, c’était l'énervement sans cesse croissant de Fritza.

Lorsqu’elle se trouvait seule a- vec Annie dans la cuisine, elle lui disait que je gagnais beaucoup d’ argent, que je m’appropriais un salaire qui devait revenir aux Al­ lemands. Un jour que j ’avais un essayage avec Mme Arno, elle ou­ vrit soudain la porte et se plaignit à grands cris de ce que je jetais trop d’ordure dans la poubelle de sorte qu’elle était obligée de la vider à deux reprises par jour.

Ayant assisté à cette scène, Mme Arno me dit :

— Laissez donc cette chambre. Il y a une belle pièce chez ma mè­ re, avec balcon. C’est propre et coquer. Cette femme est vraiment insupportable.

Annie m ’avait dit que Fritza é- tait une ancienne cuisinière et qu’ elle était extrêmement jalouse de ses locataires. Elle ne pouvait sup­

porter la bonne entente (qui ¡ré­ gnait entre nous.

Chaque fois qu’elle venait, Mme Arno insistait pour me faire aban­ donner ce réduit et m’emmener chez1 elle. Mais je ne voulais pas bouger de cette chambre avant d’ avoir réglé ma dette de trois mil­ le marks à Sadikof. En outre, il aurait fallu m’éloigner d’Annie, cè qui serait une dure privation pour moi.

J ’avais porté à 350 marks la fa­ çon pour les robes. Mme Ariio ne trouvait pas ce prix exagéré ce qui me faisait conclure qu’à Berlin les robes coûtaient cher. Annie me di­ sait qu’il était impossible d’avoir à Berlin une robe à moins de deux ou trois mille marks. Mais je ne pouvais nourrir de plus grandes prétentions dans les conditions où

Feuilleton de “ La République ”

[VINGT ANNEES EN

E U R O P E

Par REBIA TEVFIK BASOKCU

Trad u it du tu rc par M ÂZHÂR KUNT

je me trouvais Du reste je n'avats que Mme Arno comme cliente.

Trois semaines s’étaient écou - lées depuis que je m’étais mise au travail. Un jour je téléphonais à Sadikof par l’entremise de Fritza en lui disant que j ’allais lui verser ma dette pour dégager la fourrure el les divers autres objets que je lui avais laissé en gage. Lorsqu’a- yant. donné rendez - vous à Sadi - kof un samedi chez le marchand de tapis, je me rendis dans sa bouti­ que, il me dit :

— Alors, madame, pbus gagnljj^.

beaucoup d’argent ; je crois que bientôt vous nous dépasserez tous.

— Je commence à croire que je ne mourais pas de faim. Mais c’ est bien difficile lorsqu’on ne dis­ pose pas d’un local où on puisse travailler à l’aise.

Sadikof me répondit :

— Mais je vous l’ai déjà dit, dq moment que vous êtes si habile de vos mains je vous ferai toutes les facilités possibles. J’habite un ap­ partement de trois pièces avec cui­ sine que je pourrai vous céder. En outre il y a une allemande que je

connais ; je pourrais la mettre à votre service. Elle vous soignerait et vous préparerait vos repas. Dans ces conditions nous pourrions nous associer.

— Votre proposition est excel­ lente, lui dis - je. Mais j ’ai besoin de beaucoup de choses, comme par exemple de mannequin de bois, de machines à coudre, d’étoffe pour faire des modèles et beaucoup d’ autres choses encore. Pourriez - vous acheter tout cela ? C’est que voyez - vous, du moment où je m’ associerait avec vous, je ne vou­ drais pas travailler à la façon.

— Certes oui. Je vous achète­ rais tout cela et je vous ferais de la réclame. Vous verrez on fera de très bonnes affaires ensemble.

— Sans doute, mais nous avons tout le temps pour cela. Laissons passer quelques semaines pour que je puisse terminer le travail que j ’ ai.

Mais Sadikof objecta :

— Pourquoi ? Vous pourriez ve­ nir avec votre travail et notre as­ sociation commencerait immédia • tement.

— Mais je travaille jusqu’à deux

ou trois heures de la’ nuit pour cou­ dre ces robes. Comment vous re­ connaîtrais - je un droit sur elle rien que pour habiter votre mai­ son ? Je crois que ce serait trop...

Sadikof répliqua :

— Qu'à cela ne tienne, j ’ai fait cette proposition rien que pour fa­ ciliter votre tâche.

— Je vous on remercie. Nous en reparlerons sûrement plus tard. Mais voudriez - vous me rendre les objets que je vous avais confiés ?

— Certes, voici vos' tasses. Il apporta aussitôt les tasses et leurs étuis, présents de la prin - cese Fehime et les posa sur la ta­ ble. Puis se frottant les mains d’ un air de proofnd regret et pen­ chant la tête de côté il me dit :

— Madame, excusez - moi, je ne pourrai vous rendre la fourrure au jourd’hui. C’est samedi et la ven­ deuse est déjà partie avec la clé de l’armoire.

— Ça ne fait rien dis - je, je passerai un autre jour.

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Feuilleton de “ La République ”

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VINGT ANNEES EN

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Par REBIA TEVFIK BASOKCU

Traduit du turc par MAZHAR KUNT

J’avais décidé de déménager de

chez Fritza lorsque j ’aurais achevé de coudre les robes. Cela devenait de plus en plus insupportable. Mais, je ne sais pourquoi, je pré­ férais aller chez la mère de Mme Arno plutôt que chez Sadikof. A n ­ nie m ’assurait qu’elle m e retrou­ verait, qu’elle viendrait sans faute me tenir compagnie tous les jours.

Je poussais les travaux avec un grand courage. Un jour le facteur m ’apporta une lettte. Je me de - mandais d’abord comment on a- vait pu apprendre mon adresse. Mais je vis que la lettre était de M . Damgar.

M . Damgar, cet homme plein de constance m ’écrivait du bateau, qui l’emmenait au Danemark. A - près m ’avoir dit qu’il m ’avait at­ tendu pendant longtemps au reçu de ma carte, il regrettait de cons­ tater que je n’avais pas donné si­ gne de vie et m ’annonçait qu'il re­ reviendrait à Berlin dans 15 jours avec sa femme et son fils. Il ajou­ ta qu’il désirait que nous fassions

— 52 — connaissance, qu’il espérait que

nous reprendrions nos promenades et me remerciait pour les heures que nous avions passés ensemble.

Cette vie de machine que je me­ nais depuis trois semaines m ’avait si bien pris dans ses engrenages que la lettre de M . Damgar me fit l ’effet d ’une page aperçue par ha­ sard dans un livre que j ’aurais lu et déjà oublié. C est alors que je compris que le concierge de l ’Hô­ tel Bauer avait pris mon adresse du chauffeur au moment où je quittais l ’hôtel.

Après m ’avoir traduit la lettre écrite en allemand, Annie me dit . — Vraiment madame je ne vous comprends pas. La chance vous met en présence d’hommes pareils sans que vous vous intéressiez à eux. A votre place, je me serais tout au moins amusée à m e pro ­ mener avec eux. A Berlin il est très difficile de sortir avec un bon compagnon. Bien des femmes qui désirent se promener, paient leur homme. Vous ne connaissez pas encore cette ville..

J’avais achevé de coudre les ro­

bes de Mme Arno. Elle disait qu’ elle prendrait son congé d’été, mais elle m ’avait commandé quel­ ques pièces pour les trouver prêtes au retour. J’étais tellement affai­ rée que je ne trouvais pas le temps nécessaire pour aller prendre ma fourrure chez les Persans.

Ce samedi, Mme Arno avait em­ porté ce qui restait de ses robes. J’étais contente de pouvoir me re^ poser un peu Je dis à Annie :

— Annie, nous irons aujour

-d’hui au cinéma, puis nous dînerons dehors...

Je n’avais pas encore fini que la porte s’ouvrit et que Fritza entra dans la chambre un paquet sous le bras et dit & Annie d’un air de commandement :

— Dites à madame de m ’arran­ ger ces robes ; elle pourrait bien me donner aussi la tournure d’ une parisienne. .

Et elle me montra cinq ou six robes vieilles d’un demi - siècle, lourdes, avec des baleines.

La façon d'agir de cette femme avait eu le don de m ’exaspérer, et je lançais à Annie les mots que voi

— Veuillez dire à cette femme de ne pas laisser ce paquet ici. Nous manquons déjà de place dans cette pièce. Du reste je ne pour­ rai rien faire avant d’avoir pris un eu deux joui*s de repos. Vous sa­ vez comme je suis fatiguée. J’igno­ rais que les locataires étaient te­ nus de coudre les effets de leur yro priétaire. Mais ne lui dites pas ma dernière phase Annie...

Avant même qu’Annie eut parle

Fritza qui avait compris à mon air de quoi il retournait se mit à crier à tue - tête :

— Maudits étrangers, ils vien­ nent gagner de l ’argent dans notre pays, il nous prennent notre pain et ils ne sont pas fichus de nous rendre le moindre service. Qu’el­ le s’en aille au diable si elle ne veut pas coudre mes robes. Nous verrons qui voudra d ’elle, avec ses chiffons.

La pauvre Annie ne savait quel­

le contenance adopter. Elle ne sa­ vait que faire pour calmer Fritza. M ’efforçant de garder mon sang - froid je dis :

— Dites - lui Annie que je m' en irai lundi Le loyer de la cham­ bre a été payé d’avance ; il man­ que deux jours pour que le mois soit écoulé. Elle ne peut donc pas me jeter dehors

Fritza, îpeumante ¡de rage s’en alla avec son baluchon, en claquant la porte.

Cet incident avait fort affligé Annie. Nous nous regardions, prêts à pleurer. Notre peine ne prove - liait pas des manières grossières de Fritza qui était une femme mal é- levée. Nous étions triste à la pen­ sée d ’être obligées de nous sépa­ rer Annie était l’ange de la con­ solation pour moi. J’avais apporté un peu d’émotion et de mouvement dans son existence qui s ’écoulait dans l ’isolement Annie était une jeune fille très indolente. Il fal­ lait lui donner du courage :

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— 53 —

— Annie, lui dis - je, ne vous laites pas do peine. J ’irai ch en la mère de Mme Arno et vous vien­ drez chaque jour chez moi Mais auparavant, allons touver cette maison.. Nous dirons à Mme Arno que j ’emménagerai chez elle lun­ di. Nous irons ensuite au Cinéma, oublier nos ennuis.

La maison de la mère de Mme Arno était assez éloignée, et elle n’était habitée que par un vieux couple et une bonne. Ils consenti­ rent à me céder la chambre à con­ dition de déjeuner chez eux à mi­ di. Seulement il n’y avait pas de machine à coudre et ils ne vou - laient pas que je reçoive mes clients chez eux... sauf Mme Arno bien entendu.

Il n’y avait pas à hésiter. Je dé­ cidais d’accepter itou,tes ‘les ¡con- ditionç et de m ’installer provisoi­ rement dans cette chambre.

Le bilan du premier mois pas­ sé à Berlin était en mesure d’aug­ menter ma force morale. J’étais désormais persuadée que je ne

mourrais pas de faim. Les 3000 marks de Sadikof étaient payés et j ’avais de quoi vivre pendant un mois. J’avais réussi à coudre 19 robes en quatre semaines, en tra­ vaillant fiévreusement nuit et jour. En outre j ’avais une amie fidèle : Annie.

Le lundi, au moment où j ’es - sayais de boucler mes valises, Fritza entra en coup de vent : el­ le tenait à la main les morceaux de la cuvette de la salle de bain Je savais que cette cuvette était brisée et qu’elle avait été recol - lée. Je l’avais remarqué dès le pre­ mier jour Lorsque je m’étais plain te à Annie de la saleté et du dé - sordre qui régnaient dans la mai­ son elle m’avait dit “ cette cuvet­ te est cassée depuis une année. Fritza n’achète pas une neuve sous prétexte que .c’est trop cher

Cette (femme voulait (»sûrement arracher quelque chose à la “ mau dite étrangère ” . |Me téndant le morceau de cuvette cassé elle me dit :

— C’est vous qui avez brisé cet­ te cuvette. Il faut m’en payer la

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Traduit du turc par MAZHAR KUNT

elle me prenait le loyer d’un mois de ce réduit sous un prétexte quel conque. A ce compte, cette cham­ bre — et quelle chambre m’a­ vait coûté 550 marks pour un mois.

tait un bonheur dans cette ville. C’ est qu’en effet, d’après ce que me racontait Annie, la rudesse des propriétaires était devenue prover biale à Berlin.

*

contrevaleur avant de partir. Nous protestâmes Annie et moi: c’était un mensonge par trop fla­ grant. Mais nos objections n'eu - rent pas le don de réduire son au­ dace. Elle se mit à crier davanta­ ge et me dit :

— C’est vous qui avez cassé cet­ te cuvette qui coûte 150 marks. Si vous ne me payez pas cette som­ me j ’irais appeler la police.

Mon Dieu, quelle sale garce que c’était ! Je lui jetais les 150 marks au visage pour me débarrasser de

cette chipie et j'abandonnais chambre.

la

Cette femme m’avait loué pour commencer la grande chambre pour 300 marks par mois, mais par la suite elle m’avait obligée à pa­ yer la même somme d ’argent pour une chambre beaucoup plus peti­ te sous prétexte que j ’allais cou - dre. Or, il paraît que le loyer de la petite chambre n’était que de 150 marks. Elle m’avait en outre ex­ torqué 100 marks pour l’électrici­ té disant que je veillais tard. Et

Un carnet à la main, le vieux père d e” Mme Arno cherchait à apprendre la signification de cer­ tains mots en français, me disant qu'il se rappelait ce qu’il avait ap­ pris naguère à l’école. Cette mai­ son de bourgeois allemands ne me

plut pas du tout. Je m ’ennuyais beaucoup à ne rien faire du ma­ tin jusqu’au soir.

Un jour je me rendis chez Sadi­ kof et le priais de me montrer I’ appartement qu’il voulait me ce- ^ ^ der à condition de s’associer avcc*^J“ «^ moi. Il fut très content de ma de­ mande. Nous allâmes immédiate - ment voir l’appartement. C’était un petit appartement nullement sympatique donnant, 'sur (la cour intérieure d’un grand \immeuble.

Je ne voyais pas d’inconvénient à m’associer avec Sadikof jusqu’à ce que j ’eus trouvé un apparte - ment à mon usage. Lorsque le mê­ me jour je demandais ma fourru­ re à Sadikof, il me dit :

— Madame, la vendeuse a pris ses vacances d’été. Les objets sont sous sa garde. Elle sera là dans quatre semaines. Comme ,je ne vous ai pas vue depuis longtemps je ne lui ai pas réclamé les clefs de l’armoire.

uinze jours plus tard j'èmmc Comme il me l ’avait

annon-Mais je pouvais parfaitement y loger jusqu’à ce que je connaisse Berlin. Je n’aurais pas au moins mon propriétaire sur le dos. C’é­

v u g

cé il m’adjoignit une jeune Ail

psaris dans l'appartement de Sa-oCc-^jjyV naawdc pour me servir de bonne // à tout faire et pour tenir mes com­

ptes. Il m’acheta aussitôt deux man nequins de bois et une machine à coudre payable à tempérament.

( à suivre )

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*•

Enfin, le jour où je m’installai^ dans l’appartement il me fit pré-\ parer du «tchilav», mets préparé j avec du riz et de la viande à mode/ persane, pour fêter mon arrivées'

L ’Allemande venait tous les ma­ tins et s’en retournait le soir chez elle. Les premiers jours se passè­ rent bien mais je remarquais bien­ tôt que certains objets commen­ çaient à disparaître. Des gants longs que j ’avais apporté de Paris, des mouchoirs, un fer à repasser de voyage avaient disparu.

Un jour je dis à la jeune fille avec ce que je connaissais de l’al­ lemand que si quelque chose dispa­ raissait encore j ’aviserai immédia tement Sadikof. La jeune fille prit ma main et me supplia de n’en rien dire à Sadikof. Elle rapporta tout ce qu’elle avait chipé, mais comme de juste, je ne voulu plus avoir -affaire à cette fille. Un jour je lui dis par le truchement d’Annie que je ne gagnais pas encore de l’ar­ gent et que par conséquent je n’a­ vais pas besoin de bonne ou de se­ crétaire. Je la priais de ne plus

re-venir; cette jeune fille était d’ail­ leurs extrêmement antipathique.

Je préférais demeurer seule à la maison. Du reste Annie était toujours à mes côtés. Sadikof ve­ nait aussi de temps à autre et pre­ nait de mes nouvelles. Je lui disais: — Je ne fais rien. Personne ne vient. Vous alliez faire de la récla­ me, acheter des étoffes pour que je fasse des modèles. Quand donc commencerons-nous ?

Chaque fois que je lui posais ces auestions je remarquai que Sadikof trouvait difficilement à me répon­ dre et cherchait à éluder l ’affaire. J’étais persuadée que Sadikof n’a­ vait pas d’argent disponible. Si quelqu’une ne venait pas me com­ mander une robe ces jours-ci, ma

situation ne manquerait pas de redevenir difficile. L’oreille aux écoutes, j ’attendais des clientes.

Finalement, un beau jour une Russe vint. C’était une femme lu­ xueusement habillée qui accompa­ gnait un Monsieur.

— Voilà un mois que je vous cherche, me dit-elle, je n’ai pu ob­ tenir votre adresse.

— Qui donc vous a parlé de

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moi ?

__La dame russe qui vous avait recommandé chez Fritza. Je suis dans la même pension que cette dame russe qui vous a vue chez les Persans. J’ai demandé votre a- dresse. Elle ne me l’a pas donnée. Il y a quelques jours Fraulein Friza vint chez nous à la pension : c’é­ tait une amie de notre cuisinière, et il parait qu’elle vous en veut parce que vous gagnez l’argent des Allemands. J’ai téléphoné chez Fri­ tza : c’est Mlle Tarnopol qui m’a

répondu et m’a donné votre adres­ sé.

J’étais contente à croire que. cet­ te femme était un bienfait du ciel. En effet elle m’avait apporté du velours gris et voulait que je lui confectionne une robe de soirée et une cape.

— Désormais, disait-elle, je vous i ecommanderai à toutes mes con­ naissances. Vous ne pouvez croire toutes les difficultés que nous, Russes, éprouvons pour nous ha­ biller à Berlin. Les Allemands ne

s’entendent pas à la mode. Ils ne font rien d’élégant. Et lorsqu’on trouve quelque chose de convena­ ble ça coûte un prix fou. Vous ga­ gnerez beaucoup d’argent si vous façonnez bien les robes.

— Le problème du logement, dis-je me tracasse le plus à Berlin. Je ne peux rien faire si je n’ai pas un logement où je pourrais travail­ ler à mon aise C’est ma troisième adresse depuis un mois et demi.

— Oh, cela n’est pas important. Nous irons vous trouver partout où vous irez. Mais vous éprouverez des difficultés, car en admettant même que vous trouviez une cham bre convenable, on ne voudra pas que vous cousiez. Et comme vous êtes une étrangère vous n’avez pas le droit de louer une maison à vous seule.

L ’homme intervint :

— Vous êtes naturellement au courant de la baisse du cours de la monnaie à Berlin. Les étrangers affluent à mesure que les cours dégringolent. Si cela continue, ça finira sûrement par une catastro­ phe.

Puis la dame reprit :

— Je vais vous donner mon nom: je suis Mlle Atlas et Monsieur est le comte Vanso^JûMJIl va dire à sa femme de vous'commander ses robes. Je vous présenterai une a- mie aussitôt que mes robes seront prêtes.

J’étais tellement contente qu’ aussitôt après le départ de ces gens j ’avais coupé les robes et les avais préparées pour l’essayage qui de­ vait avoir lieu le lendemain.

J’avais le coeur léger et je me disais:

— Il m efaut, disais-je, écrire à mère et à^?and'mère. A mon dé­ part de Paris je les avais informé que je changeais d’hôtel et qu’ils feraient mieux de ne pas m’écrire avant de recevoir ma lettre. Elles doivnt être , bien inquiètes, grand’mère, comme j ’aimerais la voir. Je donnerais bien la moitié de ma vie pour la voir en ce mo­ ment près de moi.

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Dans mon enfance, je disais à 4HO, Grand’mère : -ing-rt, *

— Grand’mswti lorsque je serai grande je ferai construire une mai son en cristal et c’est là que nous vivrons toutes deux.

Dans la longue lettre Que je lui écrivis ce soir, je lui disais que 1’

coup à Mlle Atlas qui me com - manda presqu’ aussitôt une robe noire. Une autre Russe vint quel­ ques jours plus tard. C’était une femme admirablement belle, très frappante, aux grands yeux noirs Elle me dit nu’elle s’appelait Ro­ si» Vansofy ü f' et que le comte Vansovitch H qui accompagnait Mlle Atlas était son mari. Elle

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la faisait compensation. Elle était prête à tous les sacrifices pour moi. Sa famille la faisait vivre dans de telles privations que la moindre preuve d’amitié de ma part la trans portait.

Il y avait toujours du neuf dans la maison du Sadikof. Un jour An- me vint me trouver. Elle était tou­ te remuée :

— M. Damgar a téléphoné ce matin, me dit - elle. Il paraît que sa femme l ’accompagner. Il m’a de mandé votre adresse mais je ne la lui ai pas donnée de peur de vous

fâcher. Il vous attendra ce soir à l’Hotel Adlon pour vous présen - 1er à sa femme. Vous pourrez lui répondre à quatre heures, au télé­ phone.

— Ma chère Annie, dis - je, je n.ai pas le temps de songer à M. Damgar ou à sa femme. Qu’ils me laissent en paix afin que je puisse achever ces robes. C’est tout ce que je leur demande. Dîner à l’hô­ tel Adlon d’une part... Vie d’ou - vrière d’autre part, cela ne peut guère se concilier... Ils ne me lais­

seront donc pas tranquille ?

l/ o U t^ V ^ p '

— Oh, vous êtes encore étrange me dit - elle. Je vais décrocher le récepteur et vous lui parlerez. Vous pourriez me présenter à eux si l’occasion se présente.

— Soyez le bienvenu dis - je au téléphone à M. Damgar. Annie cor­ rigeait mes phrases.

Et je remis l’appareil à Annie pour qu’elle poursuive. Voici ce qu’elle me raconta après avoir par lé :

— Il viendra vous prendre ce soir en voiture avec sa femme à 8 h. 45 et attendra à votre porte. Vous irez ensuite dîner. Il paraît que les autres seront à l ’Hôtel Ad­ lon à 9 heures. Je lui ai donné le nom de la rue et le numéro.

* * *

Mme Damgar était une blonde très sympathique, simple et polie comme son mari. Elle parlait assez bien le français.

Le dîner à T Adlon auquel parti­ cipaient le .chef des usines Krupp fut de plus intimes. Vers le milieu du repas Mme Damgar me dit :

— Vous devez être bien contente et heureuse ces jours - ci.

Je regardais Mme Damgar sans

trop comprendre ce qu’elle vou - lait dire. Qu’entendait - elle par ces mots ? Je le lui demandais :

— De quel bonheur parlez - vous chère Madame ?

— Tiens ! Mais vous ne savez donc pas ? Votre Gazi est entré à Izmir et les Grecs ont pris la fui­ te. La guerre d’Anatolie a désor­ mais pris fin. Vous avez gagné.

— Madame, dis - je, vous n’au­ riez pu me donner une nouvelle qui fut capable de me rendre plus heu­ reuse. Comment dois - je vous re­ mercier ?

Je ne pus me dominer de façon à goûter calmement la joie immen­ se que me procurait cette nouvel­ le, et je sautais sur mes pieds. Je serrais la main de Mme Damgar et, je ne sais comment cela se fit, nous nous embrassâmes soudain comme deux amies qui s’enten - draient parfaitement. Ma joie les avait tous mis sur pied. Il me fé­ licitèrent tous tandis que M. Dam­ gar qui avait levé son verre de champagne disait :

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— Au Gazi et aux Turcs ! il por­ ta ainsi le verre à ses lèvres. Tout le monde répéta ce genste tandis que je criais.

— Vive le Gazi !

Et intérieurement, j ’ajoutais : — Que ma vie et notre vie à tous soit à lui.

La gaieté et l'enthousiasme de cette nuit durèrent jusqu’à la fin.

Le chef de chez Krupp et sa femme nous invitèrent

chez eux vers la fin de la semaine. Lorsque je leur dis que j ’éta;s très affligée de ne pouvoir les in­ viter dans l’appartement où je lo­ geais, la femme du chef de chez Krupp me coula à l’oreille:

— Ne vous tracassez pas pour nous. Nous n’attendons aucune in­ vitation de votre part. Du reste ,

vous jêtea sieule îic i. -jVl. Damgar nous a dit qu’il avait l’impréssion de l’existence d’un grand secret dans votre vie. Mais nous ne som­ mes pas curieux. Nous sommes très contents de vous avoir parmi nous. D’ailleurs, vous êtes beaucoup plus jeune que nous et les jeunes sont toujours très recherchés.

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Vers la fin de la semaine le chef de chez Krupp nous envoya, sa voi­ ture. On alla h Zelindorf. Ils a - vaient là un château, au milieu d’ un parc exptrêmement soigné qui avait l’aspect d’un château. C’était

tout jjiiKmplementi ^dmSrablfe., Il était cinq heures et le thé é-, tait préparé sur une table au mi­ lieu du gazon, dans le parc. Ce pays, ces gens avaient aussi un attrait spécial Ici, tout était plus calme, plus grave . Us n’avaient rien de commun avec le public de Paris un peu exalté et semblant parfois vouloir battre le record du bavardage.

Les Allemands prirent dans de grandes tasses du café dans lequel ils mettaient un peu de lait. Mme Damgar et moi préférâmes prendre du thé. La senteur des grands til­ leuls nous remplissait d’aise.

Nous rentrâmes dans le château quelques minutes avant le repas et Madame «H» nous fit visiter le rez-de-chaussée du château. Cha­ cun des salons était meublé dans un style différent avec un mobilier rare de grande valeur. On sentait qu’ils avaient beaucoup voyagé et vu bien des choses. La salle à man­

ger Renaissance, l’harmonie des couverts ,1’aborwiance des fleurs , offraient un spectacle d’u­ ne beauté de plus at­ trayante tant pour les yeux 9ue pour le coeur. -Je compris que les Allemands de la haute société ai­ maient bien vivre et faire preuve d’apparat..

A partir de ce jour, Mme Dam­ gar me téléphonait chaque jour à 4 heures, m’annonçant qu’elle vien drait sans faute le soir à 9 heures me prendre pour aller dîner ensem ble. Un£ ('grande tintiimité s’était établie entre cette. Scandinave très

simple et bonne et moi-même. Malgré cela, mon manque de cou­ rage m’empêchait de leur exposer ma situation dans toute sa réalité..

Dans la -.journée je travaillais comme une machine jusqu’au soir, et la nuit, nous allions dans les en­ droits les plus selects de Berlin . Les Damgar allaient d’ailleurs ren­ trer au Danemark dans une quin­ zaine de jours.

Mais un jour, on me dit quelque chose qui m’affligea beaucoup.La concierge vit me trouver.Elle par­ la longuement avec Annie qui me dit:

__ XI parait que vous devez é - jours de l’année 1922. J’.avais be-vacuer l’appartement. Le locataire soin de ma fourrure la nuit. Sur la n'aurait pas le droit de sous-louer mise en demeure du concierge, je son logement et Sadikov aurait ag'tfdis le même jour à Sadikof, non

à l’encontre d e s règlements.,La con- sans être embarassée:

cierge dit qu’elle ne peut prendra — Du moment que vous n’aviez la responsabilité de votre séjour pas le droit de le faire, vous n’au- ici et ajoute que si vous continuez riez pas dû me proposer d’habiter à y demeurer, elle sera obligée d’a- votre appartement. Ca ne valait viser qui de droit. vraiment pas la peine de se don

-Je dis à Annie avec calme: ner tant de tracas pour un mois. — Il ne manquait plus que cela . — Vous avez raison, mais je n Je m’en irai donc. Annie, dites à ai pas songé que la concierge ba cette femme que je vais me mettre varderait.

en campagne pour chercher une — Vous savez qû’il commence chambre. Mais qu’elle m’accorde à faire froid . veillez donc me re- un délai d’un ou deux jours. tourner ma fourrure.

Je laissais mon travail de côté Sadihof pâlit un peu et couvrant pour essayer de trouver une cham- sa figure de ses mains, il me dit. bre. Après avoir parcouru les rues — Ah Madame, je suis vraiment en vain , je priais la concierge de confus, mais je suis obligé de me trouver une chambre. Elle me vous avouer les faits... la vendeu- dit qu’il y avait une chambre de se ne sachant pas que celle fourru- l’autre côtté de la <rue, mais qu’ re nous était laissé en dépôt 1 a on n’v permettait pas le travail, aussitôt vendue à un client Je Malgré cela je louais la chambre vous en achèterai une autre dès pour 15 jours. p-ue mes affaires iront mieux...

Cet agissement illégal de Sadi - L’affaire de la maison et la ven- kof qui m’avait cédé cet apparte - te de la fourrure me donnaient une ment pour en profiter pendant un idée de l’espèce d ’homme qu était, mois, accrurent mes soupçons. ce Sadikof:

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— Je ne veux pas de votre four­ rure lui dis-je: il me faut ma four­ rure à moi, celle que je vous avais laissée. Je regrette beaucoup de constater que tous vos actes qui me faisaient croire à une aide ne tendaient en réalité qu’à profiter de l’occasion qui s’offrait à vous..

Sadikof se débattait, faisait tout son possible pour me convaincre et, jurait.

— C’est inutile de vous donner tout ce mal lui dis-je. Malgré tous vos regrets je serai obligée de vous intenter un procès dès que -j’aurais quitté cette maison. Traduisez en justice vos boutiquiers puisque vous prétendez qu’ils vous ont trompé. Ce n'est pas à eux mais bien à vous que j ’ai remis la four­ rure.

Tard dans la soirée, je changeais d’adresse pour la quatrième fois depuis un mois. Avant de quitter son appartement, Sadikoff m’avait envoyé quelqu’un pour me convain ere de renoncer à mon procès. Cet homme me proposait de payer, au rom de Sakidof 120.000 marks

pour la fourrure.

120 mille' marks étaiit une sorti­ me dérisoire à cette époque, car le couçs de la devise allemande dé­ gringolait terriblement de jour en jour. A tel point qu’en deux mois j ’avais porté de 350 à 8.000 marks la façon pour mes robes. Je n’ac­ ceptais pas l’offre de Sadikof. Mais j ’emportais la machine à, coudre en déménageant. Quelques jours plus tard, Sadikof m’ayant envoyé ¿on ami me réclama le montant de la machine. Je répondis :

— Nous réglerons nos comptes avec Sadikof lorsqu’il me rendra ma fourrure.

Les affaires allaient mal et j ’al­ lais avoir un procès sur les bras Les robes n’étaient qu’à moitié a chevées; il manquait de place pour travailler et les dames russes exi­ geaient leurs robes.

Finalement je fus obligée de louer trois chambres pour 20.000 marks chez une chapelière. A Ber­ lin, les Russes vivaient très liés, comme les chaînons d’une chaîne. Une Russe m’en présentait dix au­ tres. Je n’avais pas le temps de coudre à force de parler avec celles

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T rad u it du tu rc par M AZHAR KUNT

qui venaient. Il me fallait quel­ ques ouvrières. Mais où les trou­ ver? Je ne sortais plus la nuit et je travaillais parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin.

«Madame Sadi» avait désormais une grande renommée parmi le- Russes. Je parvins fort difficile­ ment à trouver une ouvrière alle­ mande qui ne savait pas bien cou­ dre, mais elle semblait avoir de It bonne volonté, J’engageais une au­ tre ouvrière car il y avait beau­ coup de travail. Malheureusement ses filles n’étaient guère rapides e}

il leur fallait des semaines pour terminer une robe. Cela grevait le prix de revient de sorte qu’il me fallait augmenter la façon. Ces da­ mes russes qui n’étaient pas riches, se mirent à se plaindre de la chè- reté. En outre il me fallait payer comptant l’avocat que j ’avais en­ gagé pour s’occuper de mon procès contre Sadikof.

Je travaillais comme une machi­ ne pour subvenir à tous ces frais.

Annie elle-même, excédée du travail que je fournissais ne ve­ nait plus tous les jours comme na­

guère. Il m’était impossible d’avoir quelque loisir. Annie était rempla­ cée par la comlesse VansoJE^Ml, Rosie V an sofyffrétait une femfrft très sympathique et nous étions maintenant daux amies. Cette fem­ me que le mariage n’avait guère comblé venait me voir au moins deux fois par jour ; elle m’appor­ tait tantôt la joie et tantôt les prieurs. Elle venait dans la chambre de travail et bavardait pendant que nous travaillions. Les ouvriè­ res allemandes n’étaient guère con­ tes d’entendre Ros|l parler le fran­ çais. Elles nous regardaient' de tra­ vers.

Les Damgar étaient rentrés chez eux, au Danemark après un der­ nier dîner. J’étais très contente de m’être ainsi éloignée du couple de chez Krupp. Dans ma situation, mes contacts avec des gens riches ne pouvaient que me fatiguer en­ core. Du reste je n’arrivais pas à me sentir vivre au milieu de tout ce travail. Lorsque parfois je me rappelais ma vie passée, je tour­ nais la tête et je me lançais à corps perdu dans le travail afin de ne pas sentir, et ne pas penser. 11

y avait seulement ma dette envers «A» hanem qui me tenaillait tou­ jours le cerveau. Restait à savoir quand je serais délivrée de cette dette.

On m’écrivait fréquemment d’Is­ tanbul entretemps. Les uns se plai­ gnaient des adresses qui chan­ geaient constamment. Maman et grand’mère m’enjoignaient de ren­ trer au pays, tandis que mon vieux beau-frère m’écrivait d’un air iro­ nique :

« Ton engouement pour le tra­ vail passera et le jour où tu com­ prendras que tu ne peux rien faire, tu auras encore recours à nous. Il vaut donc mieux que tu rentres à temps. Une femme turque ne peut gagner de l’argent en Europe. Cet­ te chance n’a même pas échu à nos hommes. Nous savons comment les jeunes gens turcs traînent dans la misère en Europe. »

Une vraie mentalité ottomane que la sienne:

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Une crainte permanente me har­ celait au milieu de mon travail. Pourvu me disait-je, que mon pro­ priétaire actuel ne me crée pas en­ core des difficultés ! C ’est qu’en effet en me louant ces trois cham­ bres, la chapelière avait espéré qu’

elle profiterait de mes clientes. Pourtant, malgré mes propositions constantes, personne ne lui ache­ tait des chapeaux. Pour être franc, il n’y avait rien qui fut digne d' être acheté chez elle. Je lisais par­ fois dans ses regards la haine et

l ’envie que j ’avais constaté d?/ns ceux de Fritza. De temps à autre, lorsque je rentrais je la voyais sor­ tir de la chambre des ouvrières. Heureusement mes deux ouvrières semblaient m ’être fidèle.? et me mettaient au courant de tout ce que leur disait fraulem Kahftf:

— Madame, me disaient - elles, lorsque vous sortez fraulein Rar vient nous recommander de faire mal notre ouvrage afin d’obli ger les clientes à s’adresser ailleurs

— 58 — “ Une étrangère ne doit pas ga­

gner l’argent allemand, dit - elle, liguons - nous peut le faire déguer­ pir. ” Soyez sur vos gardes avec elle.

Je sentais qu’une nouvelle tour­ mente allait se précipiter. Mais je songeais que le plus tard voudrait le mieux. Pourvu seulement qu’ on patienta jusqu’après le jour de 1’ An ! C ’est qu’en effet j ’avais beau­ coup de travail à livrer à cette da­ te. La façon des robes coûtait 40 mille marks à cette époque, soit 150 francs français. Je donne ces chif­ fres pour montrait à quel point le cours du mark dégrigolait à cette époque.

—, Quelques jours avant la fin de l’Année, Ros% se mit à me har­ celer : <J£jÎ U *

— Ma chère\ disait - elle, il nous faut absolument être ensemble la nuit du nouvel A n. Mon mari m ’a promis de réveillonner avec moi cete nuit. On ira dans un bon res­ taurant et je mettrai la belle robe noire que vous m ’avez préparée. Mais il faut que vous soyez avec

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nous. Vous vous tuez à force de

travailler. Cela vous reposera et vous distraira un peu.

Les mois avaient si vite passé de Juillet à la fin de l ’année ! J’ avais travaillé comme une vérita­ ble machine, me plongeant dans mes occupations sans nullement faire marcher ma tête.

Il y avait trois mois Que les Dam gar avaient quitté Berlin, et, pour la première fois depuis trois mois je sortais bien habillée, afin de

souper en ville. Il me fallait abso­ lument sortir pour ne pas me voir dans le miroir, dans cette maison antipathique, sous les lumières é- trangères qui venaient de haut. Il était heureux que j ’eus une amie telle que Ros%. Du reste je ne vou­ lais pas demeurer seule à la mai son. Le propriétaire et sa servante avaient quitté la maison avant les huit heures, aussitôt que je leur eus rémis leurs cadeaux de Nou­ vel An.

L ’année précédente cette même nuit s’était passée avec tant de gaieté et d’entrain dans mon pays! Mon frère Refet ma soeur Rana et moi - même étions invités à un souper de 25 couverts chez die vieux amis, une famille très

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Que faisaient - ils maintenant ? Comment passaient-ils cette nuit? Comment s’écoulait à présent cet­ te existence si loin de moi ?

• *

— On dirait Que vous êtes ab­ sente cette nuit !•

C ’est ce, que me disait le comte yVanso^JjjUpendant que je man - ■geais lentement une aile de pou - let ; nous étions au restaurant Pilt zer, le plus élégant de la Neue W ilhelm strasse. . .

Et Roste Vansof|£a5L-ajoutait : Ceux qui travaillent mangent

v 'a u * at j f ‘

beaucoup. Mais votre appétit bais­ se à mesure que vous travaillez.

Je répondis en souriant :

— J e mange et je bois beau -

coup.cAÂ&t-4taC

Les mets et les vins étaient vrai­ ment délicieux.Les figures les plus connues de Berlin se préparaient à accueillir dans la joie Tannée 1923. Les tables étaient recouvertes des fleurs et les verres de vin ou de champagne à moitié pleins étaient perdu parmi les fleurs. La musi - que jouait les airs les plus gais c-t les dîneurs allaient danser de temps à autre. Le centre du salon de - venait presqu’infranchissable.

Au moment où vers minuit je pre nais un peu de Fan Kuchen dans mon assiette, suivant la mode al­ lemande qui veut que cela porte - bonheur, je sentis mon coeur se ser rer et des palpitations terribles me prirent.

La sueurs mouillait la racine de mes cheveux et ma vue se brouil­ lait. Rosft eut soudain peur de ma pâleur ;

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— 59 —

— Qu’avez - vous ? Seriez-vous malade dit - elle en se levant.

— J’ai des palpitations au coeur, et des vertiges, dis - je.

Et je poursuivis difficilement, : — RosH, ma chèr/tappelleLun taxi, je voudrais rentrer chez moi. Je crois mourir.

— Comment vous envoyer à la maison dans cet état ? Je vous conduirais à l’écart et j ’appellerai un médecin. Cela passera. Peut - être que les mets étaient trop lourds. Vous aviez très peu .mangé cependant...

Pendant que RosJÇ me parlait, son maiji avait appelé le chef pour lui demander de nous indiquer une pièce à parti et appeler un méde­ cin.

Une minute plus tard j ’étais é- tendue sur un canapé dans une pe­ tite chambre. La porte fermée, nous attendions le médecin. Mes cheveüx mouillis par la sueur se collaient à mes temps.

J’avais pitié de la pauvre Rosltf

Elle était si contente de passer une nuit joyeux avec son mari. J’avais tout bouleversé.

La porte s’ouvrit tout doucement et un homme jeune entra suivi du maître d’hôtel qui le présenta :

— Le Docteur Valera. Il était en train de manger et il a accepté d’ examiner la malade.

Le docteur m’ayant ausculté fit apporter de la glace dans une sac de caoutchouc et le plaça sur la ré­ gion du coeur. Puis se tournant vers Rosif, il lui dit en français : — L ’état de MaddtafciBOlle est grave. Cela prévient de la fatigue et des soucis. Il faut qu’elle se re­ pose... son coeur bat comme celui d’un oiseau.

Je priais RosK et le médecin de me laisser seule, mais ils ne voulu­ rent par s’en aller. Us se parlaient à voix basse. Le médecin expliqua qu’il était un Argentin et qu’il fai­ sait un stage en Allemagne.

Le nouvel An commençait par me faire don d’une maladie de coeur. Mais si je continue à vivre malgré tout, je ne renoncerai pas

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au travail.

Vers une heure^mes palpitations s’arrêtèrent ; j ’étais contente com­ me quelqu’un qui renaîtrait à la vie. Je me levais et remerciais le docteur.

du matin.

Un mois plus tard le travail a- vait repris : les clients avaient aug menté tandis que la propriétaire avait pris une figure encore plus Peu après lorsque je repris ma m° rose- Elle se plaignait à mes ou- place au salon entre Rosi^ et son vri®res et leur disait que sa ser- mari, tous les convives étaient a- vante ne faisait qu’ouvrir la por-nimés par les lueurs d’espoir que te'

leur apportaient le Nouvel An. Finalement elle se plante un Nous rentrâmes à quatre heures jour devant moi et, les mains aux

hanches me dit :

— Madame, mes meubles s’usent à cause de vos clientes. Vous ga - gnez l’argent des Allemands et malgré cela vous ne m’avez pas envoyé une seule cliente. Je ne veux plus de vous à partir ae la fin du mois. Allez loger ailleurs.

— C’est bon lui dis - je.

Ma réponse fuite sur un ton des plus calmes avait irrité encore ma propriétaire. C’est qu’en effet, d’ •après ce que me racontait ma pre­ mière ouvrière Behrend, la pro - priétaire sachant que je ne pour­ rais pas trouver de maison où je pourrais travailler, elle espérait que je lui proposerais de s’associer à- moi.

Mais je dis à Behrend :

— Allons, on cherchera toutes les deux... il nous faut absolument trouver un logement convenable.

La fin du mois n’était guère é- loignée. Nous mîmes à part les ro­ bes qu’il s’agissait de coudre et je donnais immédiatement congé à une ouvrière qui ne m’était d’au - cune utilité. Chaque jour nous

nous mettions en campagne pour chercher une chambre meublée. Rosjjf et Annie cherchaient aussi, mais personne ne voulait d’un a- telier de couture chez elle.

La fin du mois arriva. Devais - je aller encore dans une pension? Un jour Behrend me dit : ** i

^^»''‘^ llez en pension pour le mo­ ment, vous continuerez entretemps à chercher une chambre.

A Berlin, les pensions étaient remplis comme les maisons. Le cours extrêmement élevé des de­ vises étrangères donnait aux étran gers le moyen de mener la gran­ de vie à Berlin à très peu de frais. C'est pourquoi le fait de dénicher une bonne chambre dans une mai­ son ou une pension était rare com­ me le gros lot.

Je trouvais à grand peine une chambre au plancher nu à la pen­ sion von Lutzov située dans une rue des plus antipathique et fort éloignée du centre.

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60

Quoiqu'on ne me permit pas de coudre dans cette pension, je fis la proposition que voici à ma pre - mière main Behrend :

— Fraulein Behrend, je vous prie de ne pas m’abandonner. Ve­ nez encore chaque matin chez moi, vous rentrerez le soir chez vous. Naturellement vous serez payée comme d’habitude.

J’avais peur de demeurer toute seule dans cette pension, car puis­ que je n’allais pas travailler, il n’ y aurait personne pour venir me voir.

En venant dans cette pension j ’ avais apporté toute une boîte rem­ plie de papier - monnaie. Je pour­ rais peut - être vivre avec cet ar­ gent jusqu’à ce que je déniche ma quatrième adresse. Mais comme le cours de la monnaie ne faisait que baisser, l’argent tirait à sa fin. Le prix de la pension aug - mentait chaque semaine. Il n’y a- vait de cours fixe pour rien. Les prix changeaient chaque matin et

chaque soir dans les boutiques. La Vie rencherisait de minute en mi­ nute.

Je n’avais pas trouvé d’endroit où travailler et j ’étais profonde - ment affligée à l’idée que la se - maine prochaine je n’aurais pas de quoi régler le montant de ma pen­ sion. On aurait dit vraiment que le sort luttait contre moi. J’avais beau faire preuve de bonne volon­ té, de courage et d’énergie ; je n’ arrivais pas à me débarrasser les difficultés qui m’assaillaient. Il é- tait impossible de travailler à une personne qui n’avait pas d’adresse fixe.

Behrend s’occupait pendant quel ques heures par jour à me cher­ cher une chambre. Mais en vain. Personne ne voulait de couture dans sa maison.

Je voyais très souvent RosJC et Annie, mes compagnes de mal - heur. La pauvre RosK était en proie à de grandes crises depuis quelque temps. Son mari était très fier en apparence. Ancien aide - de - camp du Tzar, le comte

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Traduit du turc

par

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s o t iÆ . ne trouvait rien à faire.

Il venüait peu à peu les diamants de sa femme pour en dépenser la contre-valeur avjec sa maîtresse, Atlas. Souvent il allait aux clubs de nuit de Berlin dans l ’espoir de gagner au jeu mais il ne faisait que perdre ce Qu’il avait. Leur fin ne semblait guère rose. Mois» Ria cio _nUjwi>-rtgHy fviB

]p^ ot fréquentait les meilleur? g6iffaur»giH.' Le

travailler aussi mais elle était per­ suadée qu'elle ne pourrait rien fai­ re.

— Rebia, disait - elle, vous êtes beaucoup plus heureuse que nous. Au moins vous n’espérez rien des autres.

— Certes, je suis heureuse, Ro- sjtf mais aucune d’entre vous ne s’ est encore lancée dans la bataille que je livre. Ceux qui ne vivent pas du produit de leur travail ne peuvent me comprendre... Surtout

s’ils se voient tout seul dans un pays pareil..

* * *

Les jours passaient très mal. Un jour que je traversais la rue Taun- zent strasse toujours pour cher - cher une chambre, un homme nv accosta, me salua et demanda :

— N’est - ce pas madame que vous êtes Turque ?

— Oui. •

— Je suis le docteur Valera. Je vous avais soignée au restaurant Pilzer la nuit du nouvel An.

— Oui, docteur, je vous reconnais maintenant et vous remercie en­ core.

— J’ai voulu avoir votre adres­ se par la suite mais cela m’a été impossible. Où habitez - vous ?

— J’ignore moi - même mon a- dresse pour le moment ; j ’aurai une nouvelle adresse dans quel - ques jours. Je suis en train de chercher une chambre.

— Voudriez - vous accepter une proposition ? Allons ce soir au théâtre puis à jl’Hûitel Adlon où nous pourrions souper.

— Je vous remercie docteur mais je suis tellement occupée en ce moment qu’il m’est impossible d’accepter une invitation.

— Si vous le voulez bien nous chercherons une chambre ensem­ ble. On pourrait en trouver dans la pension où je loge et qui est très propre et comme il faut. J’ai le temps d’ailleurs.

— Merci, seulement j ’ai rendez- vous avec une amie. Je n’ai pas le temps.

Le Dr. Valera croyait sûrement que j ’étais de ces coquettes qui ont l’habitude d’être \capric|ieuses. C’ est pourquoi il me dit :

— Madame je ne suis pas de ces gens avec lesquels on appré - hende de sortir. Voici ma carte. Vous pouvez vous renseigner sur mon compte à la Légation d’Ar - gentine.

— Docteur je ne crains pas de sortir avec vous ; je vous ai dit que je n’avais pas le temps. Je vous prie de me croire.

( à suivre )

Referanslar

Benzer Belgeler

Elle est tellement riche qu’elle ne perdra rien pour attendre encore quelque temps.. Où trouver ces soixante dollars qui représentaient alors de quoi acheter une

simple. Cet enfant d’Izmir plei nde franchise me ra­ contait son amour et me proposait le mariage.. Ça tombe juste. Ses parents lut envoient très peu de chose. La

admettait la moxt, si 1 amour voir rudement lutté pour échapper Le jour où ayant rompu mes pouvait tuer, mais elle ne pouvait à la tourmente qui vous

Il habitait dans le konak légué par son père Fahreddin bey qui avait été ambassadeur, en compagni... J’eus bientôt douze ans et cette histoire d’enfants fut

Nous travaillions beaucoup avec quelques ouvrières Que nous avons déniché au prix de mille difficul­ tés pour terminer les robes que nous avions. Nous allons

Mais si nous voulons que la pauvre Hélène nous fasse cela, nous deviendrons ridicules.. Du reste, nous ne resterons pas

Ro^jr nous écrivait toujours de Londres et chaque fois elle nous demandait d’y aller pour quelques jours.. SilVqffcdU Foreign

dblTprofesseur avait demandé na%pour que nous allions demeurer guère la main de Christine, mais&#34;quelques jours dans sa villd L de au moment où elle allait