JANVIER 1950
T 1 > SQ U ÎU C
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Message de M Claude Farrère, de l’Académie Française,
à l’Assosiaticn Culturelle Franco-Turque d’Istanbul
à l’occasion du 100 ème anniversaire de la naissance de Pierre Loti
C 'est un profond regret pour moi de n'être pas au jo u rd ’ hui parm i vous, en cette heure où vous c é lé brez le centièm e an n iv e rsa ire de la naissance de ce g ran d homme qui naquit Fran çais, mais aim a si p ro fondém ent la Turquie et ¡'Islam , qu’à toutes les m au vaises heures, il s'o ffrit à verser son sang pour le peuple turc: — en 18 7 7 , lors de l'agression de la Russie des T sars; — en I 9 l l , lors de l ’attaque ita lie n ne contre la T rip o lita in e ; — en 1912 et en 1 9 1 3 , lors de la co alition b a lk a n iq u e .
Il avait en 1911, plus de 60 ans. Il n 'e ssaya donc pas de s'en rôler sous l ’étendard du C roissant, comme il avait voulu le fa ire en 1 8 7 7 , — M ais il mena cam pag ne dans toute la presse; et, se souvenant que je l'a v a is secondé, peu d ’années plus tôt, en fa v e u r de l'Eg yp te , il m’a p p e la pour me battre à côté de lui. J ’eus le bonheur d ’enrô ler quelques hommes de coeur, Paul de C a ssa g n a c entre autres. Et à ses côtés nous réussîm es à retourner encore l ’opinion o ccid entale qui
a v a it d ’ab o rd ap p u yé les B a lk a n iq u e s, m ais qui, b ie n tôt, devant les preuves de b a rb a rie et de sau va g e rie que m ultipliaien t les ag resseu rs, et que Loti et ses seconds é talè re n t a u x yeu x du monde c ivilisé , les honnit et se so uleva contre e u x . Faut-il que je ra p p e lle notre ard e n te cam p ag n e "p o u r A n d rin o p le T u rq u e " ? Nous finîm es aussi p ar l'em p o rter. Et cette v ille , votre m agnifique et héroïque Ed irne, qui, de coeur é tait réellem ent turque tout e ntière, y compris les élém ents chrétiens de sa p o p u la tio n , fut restituée à la Turquie.
Loti, en 1 9 1 3 , put encore retourner dans ce p ays qu'il a v a it tant aim é, qu'il aim a jusqu 'à son dernier so u ffle . J ’a i g a rd é la lettre m agnifique qu'il m’é crivit, pour me rem ercier d ’a v o ir été son fid è le lieu tenant dans cette cam p a g n e , et pour me fa ire part de la joie fe rv e n te qui l'a v a it tran sp o rté , quand il a v a it entendu, dans la mosquée très sain te de Sultan Sélim , rendue au culte m usulm an, un ulém a, du haut du min ber, a p p e le r les bénédictions d ’A lla h sur ce Frank au noble coeur, Loti, et sur tous les am is qui l'a v a ie n t a id é dans son e ffo rt, enfin victo rie u x. M oi-m ême, neuf ans plus ta rd , quand je revins à mon tour à Istan b u l, comment pourciis-je o ub lier jam ais l'accu e il que me fit cette Turquie que je n 'a v a is cessé de ch é rir et de d é fe n d re , même de 19 14 à 1 9 1 8 . Et, sans m anquer à mon d evoir, envers mon p a y s, j ’a v a is , p ar la plum e et p ar la p a ro le , p ersu adé à un nom breux public que la nation turque a v a it été e n tra în é e , contre sa vo lo n té, dans un cam p ad ve rse . Il co nvenait de la lib ére r, non d 'ajo u te r au poids de ses ch a în e s.
Et, ce d isan t, je ne fa is a is que répéter ce que Loti a v a it clam é , avec cent fois plus d ’éloquence et plus de fo rce que je n'en pouvais a v o ir. C a r c'est tout son génie q u ’il a v a it mis dans ses ap p els au secours du peuple turc m artyrisé, et dans les cris d ’indignation qui ja illis a ie n t de son coeur, chaque fois q u ’ il re n contrait sur son chemin l'injustice et l'in iq u ité .
Cet homme donc, qui naquit il y a aujourd'hui cent an s, n 'a pas été seulem ent ce que tout le monde sa it: le plus grand des poètes fra n ç a is de son siècle, l ’auteur de qu aran te livres dont le moindre est un chef d ’oeuvre in im itab le . Il a été d a v a n ta g e : le plus noble coeur que j'a ie connu. Un homme qui jam ais n 'h ésita à tout risquer et à tout sa c rifie r, quand il s'ag issait de justice et d'honneur.
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TOURING ET AUTOMOBILE CLUB DE TURQUIE
Il fut, on le sa it, m arin et so ld at toute sa vie. J ’ai servi sous ses ord res, ici-m êm e, dans les eau x turques, à bord de ce petit croiseur qui s'a p p e la it le Vautour. C 'é ta it en 1903 et en 1 9 0 4 . Et je tém oigne que, pas un de ceux qu'il co m m andait, n ’hésita jam ais à d e v a n cer ses com m andem ents, et que tous se seraient fait tuer joyeusem ent sur un signe de lui.
On sait aussi que, n 'é tan t lui-même pas C ro yan t, i' respectait et v é n é ra it la foi d 'au trui. Q ue de fois, le soir, ren tran t des longues prom enades que nous aim ions à fa ire ensem ble, lui et quelqu'un de ses o f ficie rs, ne nous sommes-nous pas attard é s sous les p lata n e s de M ahm oud p ach a Djam ii, à boire une tasse de c a fé , en fum ant un n arg u ile h . Et, quand le muezzin a p p e la it les musulmans à la quatrièm e ou à la cinquièm e p riè re, combien de fo is, n'avons-nous pas suivi la théorie des vie u x turbans, blancs ou verts, et ne sommes-nous pas entrés dans la mosquée, pour nous y re cu e illir pieusem ent, en union ave c ces C ro yants dont Loti e n v ia it la fo i. C a r il au rait de toute son âm e voulu croire au Dieu, n’im porte le nom dont
les hommes le nomment, — A lla h , Jé h o v a h , Christ — ; mais la foi ne lui fut point acco rdée.
Il aim ait la terre turque, si fièrem ent conquise p ar M ehmet Fatih et ses successeurs. Il aim ait les Turcs, leur sim plicité, leur noblesse, leur co urage et leur to lé ran ce . Il n 'o u b lia jam ais la tendre petite Cir- casienne qui, jad is, lui a v a it donné son coeur et qui mourut d 'a v o ir trop longtem ps attendu q u ’il revient à e lle , comme il le lui a v a it prom is. H é las, quand il revint e n fin , il ne trouva que sa tom be. M ais c'est alo rs qu'il é crivit, à propos d ’e lle , le plus m agnifique, le plus éternel de ses livres.
Fantôme d’Orient.
Il a v a it donné à la Turquie le m eilleur de son âm e. Q ue la Turquie soit ici rem erciée de l'a v o ir com pris, et de lui avo ir rendu tendresse pour tendresse! Q u 'e lle soit rem erciée, en son nom, p a r moi, à qui, près de m ourir, il fit jurer de continuer son effo rt pour e lle , pour son in d ép e n d an ce, sa lib erté, sa gran deur et son bonheur!
J ’a i juré, j ’a i tenu, et je tie n d ra i.