J. L A R O C H E
Réponse
à l’article
de Gabriel Matzneff, paru
dans le journal «Combat» de Paris
au sujet de Chypre
Monsieur le Directeur,
« Les joues en feu », certes, on les a, en lisant l’article qui porte ce titre et que vous avez laissé paraître dans vo tre numéro du 30 décembre, sous la plume de M. Gabriel Matzneff.
Car je rougis de honte, moi, nourrie d’Hellénisme, qui fut durant tant d’années professeur de grec à Nancy et à Strasbourg, de constater qu’en France et en plein XXème siècle sévit dans les colonnes de votre journal, une propa gande anti-turque digne du Moyen-Age! Il faudrait renvoyer M. Matzneff à ses livres d’histoire. Rien n’est plus nécessai re que l’esprit critique. Dans l’intérêt de la Paix, dans l’in térêt de l’Europe, ne faut-il pas chercher ce qui peut rap procher les peuples, alors que tant de rivalités nationales, tant de vieilles rancunes, tant de personnes même, les divi sent encore? Ne faut-il pas se dévouer à la vérité, quelle qu’elle soit, jeter par dessus bord, si c’est nécessaire, des préjugés remontant aux Croisades, et surtout, ne faut-il pas, avant de juger s’informer et comprendre?
M. Matzneff semble ignorer qu’avant d’être pris par les Turcs, l’empire byzantin fut détruit par les Croisés et que le sac de Constantinople par « les Francs » reste une tache indélébile accolée au nom de « Chrétienté ». Car Byzance, tous les historiens vous le diront, succomba surtout sous les coups des chefs de la IV Croisade qui saccagèrent la ville, ruinèrent l’empire et le livrèrent épuisé à l’assaut des Turcs.
Parce qu’ils étaient Musulmans et parce qu’on les a tou jours confondus avec les Arabes, les Turcs ont été en butte à toutes les calomnies.
Pourtant en 1457, Pedro Tafur, gentilhomme castillan qui séjournait à Andrinople, écrivait déjà:
« Les Turcs sont un noble peuple, dans lequel il y a beaucoup de bonne foi .. Peuple très gai, très humain et de commerce agréable à tel point que partout dans ce pays quand on parle de vertu, ce n’est que de Turcs qu’il s’agit ».
Le 17 mars 1723, Lady Montagu, épouse d’un ambassa deur d ’Angleterre à Istamboul et qui vécut six années là-bas, ayant appris le turc pour se mêler au peuple, écrit à une amie:
« Toute votre lettre est pleine d’erreurs, du début à la fin. Je vois que vous avez puisé vos opinions sur la Turquie dans cet auteur respectable qu’est Brumont, qui écrit avec une ignorance égale à sa suffisance ! C’est pour moi un grand amusement de lire ici les récits des voyages au Levant qui sont généralement si pleins d’absurdités et si loin de la vé rité. Mais la plupart des voyageurs tiennent leurs relations des Grecs qui nient avec une incroyable assurance le
témoi-gnage de leurs propres yeux, chaque fois qu’ils inventent des mensonges pour jeter le discrédit sur leurs ennemis >. (Con respondance de Lady Montagu).
Puis survint le grand courant romantique de philhellé1 nisme, qui, selon les termes d’Edouard Herriot dans son li vre « Orient » ne fut qu’une affaire de littérature. Nos écri vains, nos poètes se rangèrent aux côtés des Grecs dans la lutte pour l’Indépendance et Lamartine dans ses premières œuvres, exalta comme les autres l’héroïsme des Grecs, face à la « barbarie » turque.
Puis Lamartine fit un voyage en Turquie et revenu de ses erreurs, il avoua:
Les « publicistes créent les opinions... et c’est ainsi que le monde est trompé: j ’ai été trompé avec le monde ». (In troduction à l’histoire de la Turquie).
Et s’appuyant cette fois sur ses propres connaissances,,
sur ses observations, il déclare: 1
« Comme race d’hommes, comme nation, les Turcs sont à mon avis, les premiers et les plus dignes parmi lès peupla- • des de leur vaste Empire; leurs vertus religieuses, civiles et domestiques sont faites pour inspirer à tout esprit impartial l’estime et l’admiration... » (Histoire de la Turquie).
Hélas, la voix des Lamartine, des Loti et des Farrère a toujours crié dans le désert.
Actuellement encore, tous les écoliers français appren nent par cœur « l’enfant grec ».
« Le Turc est passé là, tout est ruines et deuil »...
On leur parle des massacres de Chio mais sans leur di re ce qui les avait déclenchés ni combien de Turcs y ont été tués. On leur parle des « Vêpres arméniennes » mais ils ne sauront sans doute jamais parce qu’on se gardera bien de leur apprendre qu’il y eut en 1914, près de 11.000 Turcs,, ; hommes, femmes, enfants, massacrés en Crète par les Grecs
« défenseurs de la liberté et de la chrétienté » et que toutes les mosquées furent incendies, comme elles le sont
maintenant à Chypre. Ils ne sauront jamais non
plus, sauf s’ils lisent les livres d’Histoire traitant de ces faits,' ' les atrocités commises par les armées grecques en Turquie . lors de leur recul, après la bataille de Sakarya.
Ne pensez-vous pas, Monsieur le Directeur, qu’il y eut ; de part et d’autre un assez lourd tribu de sang versé? Et pie- :
nez-vous plaisir à vouloir raviver les haines? ..
Pour être passée par les caves de la Gestapo en 1944 et y avoir conçu une haine tenace à l’égard des Allemands, je . n’en accepte pas moins l’idée d’un rapprochement nécessaire franco-allemand, afin que mes enfants ne puissent voir ce que nous avons vu.
Est ce renier tout ce que nous devons à la culture grec que, à la Grande Grèce, que de constater la dégénérescence de la Grèce actuelle. Rappelez-vous, Monsieur, qu’au Ilème siècle avant Jésus-Christ, Athènes n’était déjà plus qu’une ville d’oisifs et de rhéteurs; que déjà à cette époque la vieil le Grèce était morte.
Rappelëz-vous qu’au cours des siècles, la croisade anti turque a! constitué un des ressorts de la politique européen ne. Peu de peuples dominateurs pourtant ont fait preuve d’une tolérance religieuse aussi grande à l’égard des peuples soumis. Mais les traditions sont les plus fortes: depuis les premières croisades, le Turc c’est l’infidèle, c’est l’ennemi de la Chrétienté, c’est « la tête de Turc » chargé de tous les vices du monde. Il manque à M. Matzneff d’avoir vécu à Chypre et d’avoir sur place étudié les problèmes de la mi norité turque de l’île. Chypre, pour la Turquie, c’est un peu comrhe l’Algérie pour la France. Et si les jeunes chassés d'Afrique, dont parle M. Matzneff et qu’il voudrait enrôler sous sa bannière, allaient à Chypre, c’est là que, refusant une Grèce de boutiquiers, de marchands de soupe (c’est par eu- phénisme que je reprends les termes de M. Matzneff) ils choisirafent, s’ils sont épris de liberté, de noblesse et sur
tout de loyauté, de combattre aux côtés de la minorité tur que.
Voilà, Monsieur, ce que je tenais à vous dire.
Voilà ce que vous auriez constaté vous-même si vous a- viez été vous promener à Chypre ou en Turquie. Et quand je parle de Turquie, je veux dire l’Anatolie et non les villes d’istanbul et d’izmir peuplées encore de milliers de Grecs ou de minoritaires qui, tout en ayant choisi librement de rester sur le sol turc au moment de l’échange des popu lations, ne cessent de déverser leur fiel à l’égard d’un gouver nement qui les abrite et les fait vivre. Ce sont eux que ren contrent le plus souvent les touristes, lors d’une escale rapide au cours d’une croisière. Et ce sont leurs propos (toujours aussi mensongers en notre XXème siècle qu’ils l’étaient au temps de Lady Montagu) qui sont par la suite colportés en Occident.
Avant de laisser paraître dans votre journal les élucu brations de gens « dont l’ignorance n’a d’égale que leur suf fisance » comme le disait déjà au début du XVIIIème siè cle une ambassadrice anglaise, vous auriez dû jeter un coup d’œil sur les ouvrages de MM. Duhamel, Benoist-Méchin, Michel de St-Pierre, Merry Ottin, de tous les autres cinéastes ou journalistes qui au cours de leurs voyages ont pris contact avec le peuple turc, honnête, loyal, courageux jusqu'à la mort (rappelez-vous la Corée), fidèle à ses allian ces, excessif dans ses amitiés comme dans ses colères, mais foncièrement désintéressé et paisible quand on ne lui fait pa de mal.
Et vous serez amené tout naturellement à reconnaître que les « barbares fanatiques et sanguinaires » dont parle M. Matzneff, ce sont ceux qui pensent comme lui.
Je ne peux hélas, Monsieur le Directeur, en terminant cette lettre ni vous assurer de mes bons sentiments, ni de ma simple considération, puisque vous m’avez fait « piaffer de dégoût » et « mis les joues en feu ».
J. Laroche (Strasbourg)