Abidin
DiNO
Quand il s'agit de la Tur quie, mon pays, je suis tou jo u rs pris d ’angoisse p a r le sentim ent q u ’il n ’a jam ais été vraim ent vu, ni p a r moi ni p a r les autres, l’essentiel me sem blant toujours échap per. Gens et terres im bibés de tragique, couleurs passant en un clin d ’œil du term e à l’intensité fluide, agitation
extrêm e sous le calme appa rent, grande colère des hom mes et de la n a tu re retom b an t d ’un coup, antagonism e de l’hom m e et de l’espace dém esuré, calm e plat et se cousses sism iques, silence que l’on peut toucher du doigt, parfois déchiré p a r le gémis sem ent continu d ’un char, chanson hurlée à tue-tête à
croire que l’on écartèle le chanteur. Mais douceur aus si, yeux de femme, poils de cham eau, cham ps de narcis ses, m ouvem ents tectoniques de détente - com m e disent les géographes - zones de faibles se,aération du relief, tran s versales affaissées, il paraît que l’Anatolie est la pointe avancée de l'anticlinal asiati que, il y a aussi, disent les livres, des zones substeppi ques, les aurais-je vues sans le savoir?
Les délectations à voir Puis les lacs salés et doux bleu turquoise, cascades phé nom énales de Pam ukkalé (forteresse de coton) terra s ses-bassins en escalier d ’une blancheur éclatante que pour r a it signer Max E rnst, je n ’en finirai p a s d ’énum érer les «délectations à voir». Cha que été les Turcs regardent sans étonnem ent venir à eux les m igrations étrangères dont ils ont pratiqué, le long de leur histoire des variantes il est vrai plus com batives.
Mais le vieux fond y est: délectation à voir le monde. A ujourd’hui le verbe «voir» gagne du terrain: apprendre à voir, pouvoir voir, déses p érer de voir parfois, voir p a r la peinture, p a r la pho tographie, p a r le cinéma, par la télévision, p a r les yeux des autres, et les siens prop res, rien ne satisfait pleine m ent. Je n'oublie pas un m a tin de 1953 à Vallauris, où Picasso avait ditun neu tris tem ent: «On ne voit qu'une ou deux fois le long d ’une vie.» C’est sans doute vrai, mais c’est terrible.
P ar quel bout la prendre, cette Turquie? Renoncer à voi" et te n te r le goût des fraises du Bosnhore, ou de l’espadon grillé? G oûter l’al cool de contrebande qui s’ap
pelle bogm a (l’étrangleur) ou l’agneau grillé au sarm ent de vigne, à m oins que ce ne soit la confiture de coing ou un K adin gobegi (nom bril de fem m e), entrem ents sucré? Pour entrevoir la Turquie, vautril mieux idanser ivre- m o rt sur les toits d’un village des rondes d ’un au tre tem ps au son d ’un tam bour énor me? Faut-il réciter des poè mes du X H Ie siècle avec Yu- nus Em rè: «Il y a un moi en dedans de moi-même», ou s ’enduire d ’huile d ’olive de la tête aux pieds pour lu tter à la turque?
Un théâtre pour vous seul A utre solution, s’asseoir à la pointe d’un bateau du Bosphore, sous le b ra s de lum ière d’un pro jecteu r b ra qué su r une tem pête de nei ge, la nuit? Peut-être s’atteler à une charru e derrière un bœ uf m aigre, ou s’étrangler de poussière su r une route, tandis que les jeeps foncent dessus, ou au co n traire choi sir l’hiver pour s ’enfoncer dans la neige ju sq u ’au genou et arriv er à une noce paysan ne en tira n t des coups de re volver (signe de liesse) dans les nuages?
Vaut-il mieux visiter Ber- game, l’Esculapion, y passer une nuit pour guérir une folie? Il y a, évidem m ent, la m er et les plages de la m er M éditerranée, des kilom èt res de plage où l’on m arche sans ren co n trer âm e qui vive. Il y a le théâtre antique d ’As- pendos, pour vous seul, la nuit. Il y a H alicarnasse sans le colosse, la m aison de la Vierge sans la Vierge. Depuis longtem ps les Sept D orm ants ne sont plus là, leur caverne est vacante. Mais que faut-il faire pour voir cette Turquie puisque ni crayons ni pin ceaux ne m ’ont servi à rien? Les m iniaturistes n ’ont pas
saisi grand-chose non plus, ils'1 sont m agnifiques pour tan t, les M atrakî, les Levnî et autres, seul peut-être Siyah Kalem voit juste.
Il y a la m usique de Dede efendi, m ais elle n ’est que d ’Istanbul et la chanson ana- tolienne peut-elle suffire à tout? En désespoir de cause, si l’on est à U skudar on peut encore visiter un am i expert en la préparation des couleurs d’enlum inure et du pap ier ancien, on peut aussi dessi ner des spirales avec une plu me d’oiseau, face à la tour de Léandre, à m oins que l’on ne file à l’au tre bout du pays pour esquisser les journaliers qui attendent, des jo u rs en tiers près du p o rt d ’Adana, on peut voguer vers Trébi- zonde, e rre r dans Césarée, b ifu rq u er vers Manavgat, grim per au m ont Nemrod p o u r saluer la tête géante d ’Antiochus I, s ’em barquer, à tout hasard, sur l’arche de Noé, si jam ais on la retrouve au m ont A rarat, p asser au R am an voir sourdre le p ét role, revenir à Istanbul regar der la ville du haut du Hil ton, ou mieux, toiser de bas en haut la to u r de Galata en ram an t dans une barque, Rêver des basileus et des sul tans.
Un grand rire vengeur Le plus difficile à voir, c’est le paysan turc; le voir, le m esurer, le calculer du dedans com m e pas une m ac hine électronique n ’en est ca pable. Le voir égalem ent du dehors p a rto u t à la fois, à E rzurum , Tarsus, Konya, An kara, Edirné. Pour traverser les rues des grandes villes il prend son élan et bondit sur l’asphalte ju sq u ’à l’au tre ri ve, je veux dire tro tto ir. Il fau d rait pouvoir expliquer son regard, sa bouche, ses rides et, si les arb res savaient
m archer, sa dém arche d ’arb re, ses ra p p o rts avec la te r re, dont des sièeles durant, le seul possesseur a été le sul tan. Mode de production asia tique si l'on veut. J ’ai v u des villages se vider de vant moi, épouvantés p a r le grand cahier (à dessin) que j ’avais sous le bras. Ici on n’a peu r de rien, sauf pré cisém ent de cela. Quand mê me ne pas avoir été esclave, ten ir tête pendant des siècles, révoltes paysannes, guerres inutiles, re p a rtir à zéro pour arriv er à la transhum ance m oderne afflux de m ain-d' œ uvre vers les grandes villes, vers les pays étrangers. Bala yer les rues de Vienne après l’avoir il n ’y a pas si long tem ps . assiégée les écoles des bourgades anatoliennes, p o u r avoir le d ro it de com p ren d re et de savoir. J ’ai parlé du tragique, j ’ai oublié le rire, ce rire qui prend les Turcs p a r grandes saccades, p a r rafales, qui éclate en coup de ton n erre et se venge de tout, du passé, du présent, des cataclysm es, du destin, de Dieu même, avec les his toires-blasphèm es des Bek- tachis. E t puis les com ptines, poèmes paysans de l’absurde, la m o rt et la m alchance to u r nées en dérision. Il y a tou jo u rs cinq frères, un aveugle, un boiteux, un sourd, un nu, le cinquièm e est chasseur avec un fusil sans détente, il court dans les fourrés qui n ’ont pas poussé, à la pour suite des lièvres qui ne sont pas nés. Les chaudrons n ’ont pas de fond et si jam ais on cuit un canard, lorsqu’il est à point, il s’envole. On m arc he des siècles et l’on est sur
place: «J’ai regardé derrière m oir je n ’avais fait que trois pas.»
Face à la m o rt une histoire nous dit: «L’hom m e véritable est celui qui fait les ablutions m ortuaires de son pro p re ca davre.»
la terre tremble de joie D édoublem ent du «moi en dedans de moi-même» et du «soi en dehors de soi-même». Le Turc n ’aime pas la mé taphysique, la m o rt c’est concret. Déchiffrer ce regard du dedans au dehors, cette lum ière prête à b riller au m oindre signe d ’am itié, ou alors c’est la rupture, les dis tances infranchissables si les rap p o rts sont faux. Il y a, a u jo u rd ’hui, des b arrières qui s’écroulent, des m utations qui s’opèrent, je serai bien en peine de vous en dire plus,