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L'abolitin du califat vue par la presse qutidienne de Paris en Mars 1924

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(1)

sous presse dans la Revue des Etudes Islamiques, Paris

Jean-Louis BACQUE-GRAMMONT

L'ABOLITION DU CALIFAT VUE PAR LA PRESSE QUOTIDIENNE

DE PARIS E N MAR3 1924

Le

3

mars 1924, la Grande Assemblée Nationale de Turquie vo­ tait une série de lois qui reçurent les numéros

429

, 430 et

4 3 1

. Il s'agissait de mesures essentielles qui, après la proclamation de la République le 29 octobre précédent, allaient donner à la nouvelle Turquie ses traits particuliers et définitifs. En effet, derrière ces chiffres se dissimulaient respectivement l'abolition du ministère de

3

Affaires religieuses (umur-i geriye). l'unifica­ tion de l'enseignement (tevhid-i tedrisat) dans un sens laïque et la fermeture des medrese, l'abolition du califat et l'expulsion hors du territoire turc des membres de la dynastie ottomane.

Depuis longtemps, nous nous étions interrogé sur les réac­ tions que ces événements avaient alors pu provoquer dans les mi­ lieux officiels et l'opinion publique en France laïque et républi­ caine. Cette curiosité s'était trouvée aiguillonnée par la lectu­ re d'intéressantes études sur la Turquie de l'entre-deux-guerre

3

vue par la presse française (l). La commémoration du centenaire de la naissance de Mustafa Kemal Atatürk nous a enfin offert l'occa­ sion de la satisfaire. Ainsi, au cours de l'été de 1981, nous

avons mené sur ce point des recherches simultanées dans les archi- ves diplomatiques du ministère des Relations extérieures et au dé­ partement des Périodiques à la Bibliothèque Nationale de Paris.

•A

(2)

françai-ae à Istanbul se révélèrent à l'examen assez décevants, il n'en fut pas de même pour les collections de journaux de l'époque, qui reflétaient devant l'événement un intérêt beaucoup.plus vif que nous ne pensions, voire des attitudes passionnées. Il nous apparut rapidement que l'abolition du califat, l'exil d'Abdülmecid et les premières conséquences politiques qui s'ensuivirent constituaient un ensemble de faits cohérents, s'inscrivant dans une période fort brève. Nous avons donc pensé que notre étude pouvait aisément se limiter à celle des réactions "à chaud" des seuls quotidiens pari­ siens au cours des deux premières décades de mars 1924 (2)c Nou

3

eûmes tôt fait de dépouiller systématiquement vingt-huit de ceux- ci, représentatifs de tous les courants de l'opinion, dont nous allons tenter ici de dépeindre l ’attitude. On en trouvera

une liste alphabétique et descriptive en annexe.

Les jugements que nous allons examiner de plus près apparais­ sent déterminés par deux facteurs essentiels. D'une part, en mars 1924, la

France

n'était elle-même une République lai'que que depuis moins de deux décennies: la loi de Séparation des Églises et de l'État avait été votée le

9

décembre

19 0 5

, précédée et suivie de longues années de polémiques virulentes. Dans ces conditions, as­ similée à vin acte d'anticléricalisme primaire par les uns, de li­ bération morale et intellectuelle de l'individu par les autres, l'abolition du califat et les mesures l'accompagnant vont réveil­ ler les passions, rouvrir des plaies mal oubliées et déchaîner parfois l'invective, chacun reprenant ses positions du début du siècle.

D'autre part, à cette date, les relations franco-turques

n'étaient pas des meilleures. Le général Pe l l é , Haut-Commissaire â Istanbul, venait de quitter son poste, miné par la maladie, et allait mourir à Toulon le 15 mars. Ce négociateur du traité de Lausanne regrettait les concessiôns faites â İsmet Başa et redou­ tait les perspectives sur lesquelles débouchait l'acte diplomati­ que dont il était signataire: l'abandon des prérogatives des

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Puis-sanees en général et de la France en particulier dans cette lucra­ tive semi-colonie qu'avait été l'Empire ottoman finissante E n ou­ tre, les rapports que le général adressait à Paris témoignaient d'une évidente antipathie envers Mustafa Kemal et le régime d'An­ kara, sentiment largement partagé par son intérimaire, Gaston Jessé-Curely. Suspecté par eux de "kémalophilie" excessive, le co­ lonel Mougin, représentant à Ankara du Haut-Commissariat, est rap­ pelé en France au début de mars 1924. D epuis la fin de l'année précédente, les autorités turques, désireuses de voir le traité de Lausanne ratifié rapidement par laris, envenimaient la situation en multipliant des mesures légitimes aux termes des accords en vigueur, mais appliquées de manière volontairement désagréable, voire vexatoire: renvoi sans préavis du personnel français tra­ vaillant dans des entreprises turques, mises en demeure et actes d'autorité dans le délicat contentieux des établissements d'ensei­ gnement religieux français, etc. Répercutées par la presse natio­ naliste et cléricale, ou celle dont les liens financiers avec des pays peu sympathisants de la Turquie étaient connus, ces nouvelles, présentées dans un sens excessivement alarmiste, devaient donner dans une partie de l'opinion française l'image la plus fâcheuse du régime kémaliste. En prenant tout à coup des mesures ressenties

comme anticléricales, ce dernier ne faisait qu'attiser les impré­ cations de ses détracteurs, anxieux du sort des écoles (

3

) et des intérêts financiers (4) français en Turquie. Si certains éditoria­ listes, sceptiques et posément pessimistes, estiment ceux-ci rui­ nés d'une manière irréparable et suggèrent de se contenter, avec u n réalisme prudent, de sauver ce qui peut encore l'être (5), d'au­ tres incriminent violemment les responsables de cette situation, en particulier Franklin-Bouillon, négociateur de l'accord franco- turc d'Ankara du 20 octobre 1921, qui livra lamentablement les in­ térêts français et catholiques à la camarilla Jeune-Turque d'Ango­ ra (

6

), ainsi que les partisans traditionnels de la Turquie comme Claude Farrère (7) ou Pierre Loti, ce dernier, disparu depuis peu, étant parfois attaqué avec une ironie cruelle pour avoir été le défenseur inconditionnel des amis des ennemis de la France (

8

):

(...) Mais où sont les vieux Turcs d'antan?

Un ."jour, nous apprîmes que les jeunes Turcs avaient fait une maniere de révolution. Et comme

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nous étions mal renseignés -c'est notre habitu­ de- sur les causes profonde de l'événement, nous ne pûmes prévoir ses désastreuses conséquences. Ne nous disait-on pas que ces jeunes Turcs

étaient les fils de notre révolution à nous et que les "immortels principes de 89" triomphaient

sur le Bosphore? Je me souviens des articles en­ thousiastes écrits par Camille Pelletan entre deux vermouths... Mais il ne savait pas, lui non plus, que ces jeunes Turcs avaient fait leurs études en Allemagne, quelques-uns même à l'Aca­ démie militaire de Berlin.

Mais où sont les vieux Turcs d'antan?

Depuis, que de déceptions pour nous! Ne les énumérons pas, ce serait trop long. Et surtout, ne relisons pas les discours de nos politiciens d'alors. Ce serait trop drôle ou trop triste(... Le moment venu, ils marchèrent contre nous avec leurs nouveaux amis. Pierre Loti? Charmant ro­ mancier... Mais parlez-nous de Liman von Sanders et de von der Goltz pacha. Et voici que la répu­ blique nationaliste -toutes les républiques sont nationalistes- supprime nos écoles, efface les noms français au coin des rues de Péra, rompt brutalement avec un passé où la France jouait depuis longtemps le rôle sympathique.

Mais où sont les vieux Turcs d'antan?

Ainsi, dans l'opinion que la presse parisienne a alors de la Turquie, le souvenir des amitiés germaniques d'Enver Paça va peser très lourd. D»autant plus que, précisément, le jour meme où la Grande Assemblée Nationale votait l'abolition du califat et les mesures qu'on sait, le gouvernement kémaliste signait un traité d'amitié avec la République de Weimar (9)* Coïncidence impression­ nante écrit Alfred W, Gaspart dans L'Homme Libre du 5 mars (10). Dans L'Éclair du 9, Émile Buré (il) n'a plus qu'à conclure qu'a-

près l'accord franco turc de

1 9 2 1

,

Mustapha Kemal, à qui nous consentions de pareil­ les largesses, ne fut pas chiche de promesses. Il les oublia aussitôt et, si nous ne lui avions pas tout cédé à Lausanne, il n'eût peut-être pas hésité à retourner contre nous les canons et les fusils dont nous lui avions fait présent. Il est d'ailleurs disposé à répondre au premier appel de l'Allemagne, avec laquelle il vient de signer un nouveau "traité d'amitié".

Pour tempérer quelque peu le jugement qu'on peut aujourd'hui porter sur certains jugements outrés d'alors -on va en voir d'au­ tres exemples dans la suite-, il convient de rappeler que le monde

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occidental de

1924

vivait encore l'ère des nationalismes aveuglants en leur brillante nouveauté. La.Guerre mondiale avait exacerbé les haines entre blocs de colalisés. Sans atténuer en rien celles que se vouaient les ennemis de la veille, la paix, accompagnée des rancoeurs des revendications insatisfaites, de jalousies tradition­ nelles et de rivalités contenues jusque là, en fait surgir de nou­ velles entre Alliés vainqueurs. Il ne nous semble pas exagéré de dire que, sauf exceptions explicables par des communautés momenta­ nées d'intérêts politiques ou financiers, la presse française du temps englobe généralement dans la même méfiance hostile la plu­ part des pays étrangers, une place à part étant réservée à la Bel­ gique (sauf aux Flamands qui, incompréhensiblement, s'opiniâtrent à ne pas pratiquer le français comme langue maternelle), la Polo­ gne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie en gesta­ tion, honorées d'une sympathie plus ou moins condescendante. Muta- tis mutandis, on retrouverait aisément des attitudes analogues dans la presse et l'opinion des autres pays européens à la même époque.

Avant d'examiner d'une manière plus détaillée les résultats auxquels nous avons abouti, il convient de présenter brièvement le tableau joint, dans lequel nous avons tenté de les figurer schéma­ tiquement. Nous y avons réparti les quotidiens consultés en six groupes, d'après leur attitude devant l'événement. On voit qu'il est aisé de réunir ceux qui s'affirment nettement à l'une ou l'au­ tre extrémité de l'échiquier politique, ou se situent sans ambi­ guïté dans la modération de gauche ou de droite. D'autre part, les quotidiens de grande information, qui ont pour caractéristique de ne guère avancer d'opinions tranchées, se rassemblent d'eux-mêmes en un groupe bien défini. Toutefois, malgré la prudence déployée, nous avons sans doute usé d'arbitraire vis-à-vis de journaux de coloration nuancée et se prêtant souvent mal à recevoir des éti­ quettes définitives. N 0us avons choisi, en effet, de les rappro­ cher de ceux avec lesquels leurs réactions, dans le cas précis de

(6)

? • a r t i c l e de fond a a r t i c l e de fo n d su r ( ♦ in fo r m a tio n sans o u j e t connexe

comm entaire ^ I n t e r v ie w . x i n f orna t ie n su r V ¿ v o c a t io n * s u j e t connexe i 43 A n a ly s e ou h i s t o - A IT C 'o s t une a f f a i r e \ r iq u e de l ' i n s t i t u - i n t é r i e u r e tu rqu e j t io n c a l i f a l e ÀfM C 'e s t une a f f a i r e | Le c a l i f a t e s t une purement muouloanci f I * p

i n s t i t u t i o n caduque

? Incom préhens ion 3oo a b o l i t i o n e s t avouée do l ' a t t i - 1 un événem ent im por­

ta n t tu de de l a G .A .R . 1 i PC A p p ro b a tio n de HA fl H o s t i l i t é e n v e r s i l ' a t t i t u d e de la A b d ü lu e c id G .A . fl. AM0 A b d U ln ecld n 'e s t *o d L 'a b o l i t i o n e s t due p lu s ç t ne peut A un s o u c i lo xia b le p lu s e t r e c a l i f e de m o d e r n is a tio n du CO C o n tre t o u t e i n - t { pays t e r r e n t io n f r a n - , ç a is e r 1 C9 D ésa p p ro b a tio n de HT H o s t i l i t é e n v e rs l ' a t t i t u d e de la l e s Turcs G.A .B . Ilfl H o o t l l l t é e n ro ro SGI H o s t i l i t é e n v e r s l a l 'I s l a m Q .A .H . ou l e g ou- OL re r n e o e n t tu r c c a t io n du t r a i t é * 8 L 'a b o l i t i o n a 6 té in s p ir é e p a r un a n t i c l é r i c a l i s m e condamnable de Iauaanno * T E l l e a é t é in s p ir é e par l e d é s i r de con­ f i s q u e r l e » ebfraf I ? I n v i t a t i o n 4 ex a m l- A HO A M tllm e c ld r e s t e n er l e e eonnéquen- m algré t o u t c a l i f e c es de l ' a b o l i t i o n pour l e s i n t é r ê t s A HA P r o j e t C lau de ! de l a F rance s o u tie n s EH H o s t i l i t é « r i r . r » 1 . HT Campagne en f a v e u r de M oulaj T o u s e e f < E B H œ t l l i t é e n v e r s l a P10 Pour l a p l u r a l i t é j

G ran de-B retagn e d es c a l i f a t s K IH Îlog» d 'A M U la s o lé I + r + ■ b L E LiS ErT Ai rE j + 0 1 i L E P o P J L A I R E b U b b / s L 'E C L A I R x.y.x +■ b b b + + b a b 0 b 0 4- b b M 11 L 'C E O V R E •b 4- b b e 3, r i l LE QL>OT»OlEbl b ■b + b b b • b b b b 1 dO L E T E M P S ■b • t + b Xb 0 -b X b b ■b X b b e 5 < \ TSL L 'e x c e l s i o r ■b b b 4. b b b b + b b XL / i l L' IM T F L A M S I< S E A N T •b b + d. 3 Pa r i s- So i r b -b b b f r L E P E T I T Ô O O R tJ A L b + -b « ■b b b b + + -L 3 L'é c h o c e p a r i s b b b 4. « b b X * X b t S L E F I G A R O t b b e b x b X b b b 3 il L E 61A O L O IS b 0 b V t -b + é- X. \ H L E â o O R M A L e e b b b A 4 L E ¿o o r j î àL -P E S D É B A T S t + b e n b b b 4. 0 b i % l a l i b e r t é e a V ï. L E M A TibI -b b b bb b ▲ A -b + X 2, l e Pe t i t Pa r i s i e n ■b b • • 1 3 t L 'A C TiOiJ Q O O T iO lE M M E e • i / L 'A V E r J u R b X bt b a b 1 L 'H O M M E L l B f R E *•>*b b • • i L A L A M T E R M E • + b t b* b •1 >3 3L L 'A C T io M F R AiL Ç A 'S E -b b b • *» a t 3 r L A C R O I X . ■ b ■ t a 0 -b U m -b m 1 L 'E C H O W A T iO M A L *5X •b b b ■b H -b b 0 b • -b X * é 3 ■% L A L I B R E P A R O L E b * • • a 3 L E P E T I T B L E U * : _ • • • X 5 1

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l'abolition du califat, présentaient le plus d'affinités» C'est ainsi que le Temps et l'Éclair se retrouvent placés probablement plus "à gauche"-qu'ils n'étaient, l'Écho National et le Petit Bleu plus "à droite".

le premier groupe rassemble trois quotidiens de la gauche la plus affirmée et ne réserve aucune surprise, le second, quatre quo­ tidiens qui ont en commun d'etre les seuls à approuver sans hésita^- tion le régime kémaliste pour les lois du 3 mars. Deux d'entre eux sont des représentants caractéristiques de la gauche modérée, le troisième groupe est celui des journaux à grand tirage, le quatriè­ me, celui des quotidiens de la droite modérée qui condamnent fran­ chement l'abolition du califat et le gouvernement d'Ankara, mais sans vouer pour autant une hostilité particulière à la Turquie. On trouve dans le cinquième groupe d'autres journaux modérés de droite, qui n'approuvent ni ne désapprouvent expressément la Gran­ de Assemblée Nationale et limitent leur souci aux conséquences pour les intérêts français des lois que celle-ci venait d'adopter. Enfin, le sixième groupe réunit des quotidiens d'extrême droite,

déchaînés contre les Turcs, les musulmans et les kémalistes, mais qui ne condamnent pas l'abolition du califat, y voyant une occa­ sion pour la France de récupérer l'institution à son profit.

la première partie du tableau, à gauche, indique la fréquence et la nature de la réaction journalistique au cours du mois de mars

19 2 4

: informations sans commentaires, articles de fond sur l'affai­

re du califat turc, informations ou articles sur des sujets con­ nexes (relations franco-turques, prétentions au califat du roi Husayn du Hedjaz, etc.), interviews du calife ou de personnes

l'ayant connu. D'une manière générale et à l'évidence, l'abolition du califat est ressentie comme un événement important: sur ces 28 quotidiens, 17 réagissent par un article de fond le

5

ou le

6

mars, certains par deux articles successifs à ces dates (L 'Homme Libre. Le Gaulois, Le Journal des D é b a t s , Le Matin). Deux l'avaient déjà fait dans les jours précédents, six se prononcèrent avant le

1 1

mars, deux seulement n'émirent aucune opinion. Par ailleurs, on constate que si l'extrême gauche -beaucoup moins représentée dans la presse- s'intéresse très peu à l'événement en comparaison de l'extrême droite, droite et gauche modérées accordent à celui-ci

(8)

une attention à peu près égale» Il convient enfin de souligner le silence de la presse de-grande information, mis à part L'Excelsior qui, largement illustré, publie,avec un goût manifeste pour l'exo­ tisme curieux, nombre de photographies du calife Abdülmecid, dans l'exercice de sa charge à Istanbul aussi bien que dans son exil.

Plus "qualitative", la seconde partie du tableau, à droite, vise à mettre en relief les composantes des jugements portes par la presse sur l'événement, ses causes et ses conséquences. Nous devons préciser que la valeur réelle des résultats présentés se trouve limitée pour deux raisons» D'une part, certains quotidiens consacrent à ces questions trop peu de commentaires pour pouvoir offrir un échantillonnage significatif d'éléments. D'autre part, le même journal peut publier des éditoriaux d'auteurs différents dont les opinions divergent sur des points importants. Par exem­ ple, l'éditorial publié par Le Temps le 9 mars témoigne d ’une hos­ tilité envers Abdülmecid qu'on ne trouve nullement dans ceux de Paul Gentizon. Le même jour, Émile B u r é , dans L'Éclair, attaque violemment le régime kémaliste et ses sympathisants français, con­ trairement à A. de la Jonquière, autre éditorialiste, dans les numéros du 5 et du

1 1

mars.

Quoi qu'il en soit, nous avons réparti ces éléments de juge­ ment en quatre séries. D'abord, ceux qu'on trouve représentés dans la plupart des quotidiens modérés de droite et de gauche. Nous avons placé en premier lieu l'effort accompli par les diver­ ses rédactions pour fournir à leurs lecteurs les données indispen­ sables pour juger l'événement: historique de l ’institution califa- le, présentation de ce qu'elle fut sous sa forme ottomane, rapports entre le régime d'Ankara et le califat. Si un tel exposé figure, plus ou moins développé, dans la plupart des journaux -sauf la presse à grand tirage ou politiquement très marquée-, il est rare­ ment de qualité. Aussi, l'affirmation de faits inexacts va-t-elle souvent engendrer de grossières erreurs d'interprétation. Il nous semble remarqviable que, devant un événement généralement présenté comme très important d'une part, plus ou moins rempli de mystères pour le lecteur français d'autre part, aucun journal n'ait eu l'idée de faire appel à un spécialiste qualifié, ce qui apparaî­ trait aujourd'hui comme normal. Dans la meme série, nous avons ran­

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gé les jugements sur l ’importance de l ’abolition du califat malgré la caducité de l ’institution et le fait q u ’il s ’agissait d ’une af­ faire intérieure turque ou concernant les seuls musulmans

0

Dans une seconde série, nous avons regroupé les jugements fa­ vorables â l ’abolition du califat et reconnaissant le bien-fondé des considérations qui l'avaient inspirée. On constate que cette attitude est exclusivement celle de la gauche modérée et, dans une moindre mesure, de l'extrême gauche. Comme on peut le constater, elle ne s'assortit pa3 obligatoirement d'une antipathie de princi­ pe envers Abdülmecid, ni meme de l ’affirmation claire de la déché­ ance de ce dernier devant l'ensemble des musulmans. Ces quatre quo­ tidiens du groupe II constituent en tout cas le seul carré des dé­ fenseurs de la politique kémaliste. Bien que totalisant un tirage relativement modeste, ils représentaient un courant d'opinion es­ sentiel à ce moment: celui qui, deux mois plus tard, en mai, va triompher aux élections générales avec le "cartel de3 gauches", arriver au pouvoir en juin avec le ministère Herriot, ratifier le traité de Lausanne le 28 août et, en septembre, envoyer comme am­ bassadeur à Ankara Mougin, promu général.

La troisième série rassemble les éléments de jugement hosti­ les d'une part à l'abolition du califat (et en attribuant les cau­ ses à des visées douteuses), d'autre part aux Turcs, aux musulmans

en général et à la ratification du traité de Iausanne. Il apparait que, sur ces deux ensembles de points, droite modérée et extrême droite divergent d'une manière particulièrement nette.

Enfin, la quatrième série a trait à l ’attitude active préconi­ sée par les divers quotidiens comme étant la plus propre à la dé­ fense des intérêts de la France après l'abolition du califat. Ici également, un carré "activiste" se dégage clairement à l'extrême droite. Pour terminer, nous avons réservé deux colonnes à des élé­ ments de jugement subsidiaires qui, en ces circonstances, ne se ré­ vèlent pas déterminants parce que suscitant une spectaculaire una­ nimité: de la droite â la gauche,

1

'hostilité virulente envers la politique britannique et le roi du Hedjaz était la chose la mieux partagée dans l'opinion parisienne.

(10)

Il est surprenant de constater à quel point Mustafa Kemal était alors personnellement peu connu de la presse française. En mars

19 2 4

» nous n ’avons relevé dans les quotidiens consultés que deux photographies du Gazi (dont une à la fin du mois, dans un

contexte sans aucun rapport avec l ’abolition du califat). Ceci ressort d'une manière d'autant plus éloquente que, pendant la me­ me période, les portraits d'Abdülmecid et de sa famille fleuris­ saient à la "une" de la plupart des journaux accueillant des il­ lustrations. Peut-être la presse de Paris avait-elle tendance à assimiler, sans examen plus approfondi, les fonctions du président de la République de 'Turquie à celles de son homologue français, dont le rôle, d ’après les lois constitutionnelles en vigueur, était alors des plus réduits. S'il est nommément cité pour son discours décisif à l'Assemblée le lei mars (12), Mustafa Kemal est

présenté comme inspirateur plutôt que comme auteur des projets de

*

lois adoptées le surlendemain (13), voire comme un chef d'Etat modérateur dépassé par la surexcitation des députés (14). Souvent, le Gazi apparait seulement comme le chef d'une sorte de gouverne­ ment collégial aux contours mal définis, tenant de la junte mili­ taire et du comité politique manipulé par des forces occultes. Le souvenir de la révolution de 1908 est encore frais et, dès l'abord, des assimilations rapides vont induire en erreur les édi­ torialistes de 1924 parlant âe la "camarilla Jeune-Turque d'Angora"

(15).

Le Temps manifeste ainsi de discrètes sympathies envers les "dirigeants de la République turque", instigateurs du vote du 3 mars, en particulier ismet ia§a, "radical et progressiste", opposé à Rauf Bey, "conservateur et ultramontain" (16). Or, selon les

journaux qui les emploient, les mêmes mots peuvent être porteurs de connotations sensiblements différentes. Ainsi, pour La Croix du

8

mars, "radicaux d'Angora" est une expression nettement péjorati­ ve, s'apparentant aux "sectaires d ’Angora" dans Le Petit Bleu du

8

, à "la Grande Assemblée républicaine et anticléricale" dans Le Matin du

6

, aux "progressistes formant la majorité de l'Assem­ blée" dans Le Figaro du 5• Quant au Petit I&risien du

8

, il ne

cherche nullement à flatter le régime kémaliste en évoquant les novateurs d'Angora, ■parmi lesquels se trouvent des Turcs de la

(11)

plua vieille espèce (17)» a a

Pourtant, on voit parfois la presse de droite, même d ' extreme droite, rendre hommage à la Turquie nouvelle pour l'héroïsme dont elle avait fait preuve pendant la guerre d'indépendance, sous la conduite de la Grande Assemblée Nationale (18)» Apparaissant au sein d'un choeur d'invectives et de sarcasmes, on peut se demander si cet éloge des patriotes admirables d'Angora qui ont, sauvé

l'existence meme de la Turquie et repoussé —avec quel eclatl— l'in­ vasion grecque déchaînée par l'Angleterre (19) ne témoigne pas sur­ tout d'une intense satisfaction devant l'échec indirect de cette derni è r e , érigée peu à peu en ennemie aussi héréditaire qu'avant

"l'Entente cordiale", à égalité avec l'Allemagne«, D'ailleurs, quand on les examine de plus près, les .jugements portés par cette même presse sur la Grande Assemblée sont rien moins que positifs:

L'Assemblée actuelle a été élue sous la menace de la potence (20)^ et elle est ce que Mustapha gemal a voulu qu'elle fut» On paie tou­ jours chèrement les servilités qu'on impose (21). Une pauvre petite assemblée nationale composée d'illettrés quant aux soixante pour cent de ses membres (...). des énergumène3 égarés par un pa­ triotisme aveugle et funeste (

2 2

).

Le 9 mars, Le Libertaire, quotidien anarchiste, s'octroie, comme on pouvait s'y attendre, une place bien à part en flétris­ sant sans discrimination les divers protagonistes de l'affaire, la Grande Assemblée, Abdülmecid, Husayn et ses fils, tous ces gen

3

-là qui prétendent se faire écouter et obéir d'une foule de pauvres bougre

3

...

Rares sont les éditorialistes qui, comme le turcophile Maurice Pernot, dans Le Journal des Débats du 16 mars, soit après mure ré­ flexion, avouent ne pas comprendre toutes les raisons qui avaient pu présider au vote du

3

mars et déclarent s'en remettre sur ce point à la sagesse de Mustafa Kemal et d'ismet Baça (23)o Nous nous proposons d'examiner les explications avancées à se sujet, en al­ lant de la supputation imprécatoire â la sereine analyse.

(12)

Dans Le Petit Bleu du

8

mars, Jean Hess donne le ton de l ’ex­ trême-droite: les Kémalistes

ont dépassé leurs maîtres parisiens dans les voies du progrès. Car c'ést ici q u ’ils ont fait

leur éducation politique,, Nous les avons tous connus. Ce sont des élèves de no

3

libres-pen­ seurs, des élèves très ambitieux p u i s q u ’ils ont, eux, bouffé du calife.

Plus avant dans la même voie, La Libre Parole du 5 mars renoue d'instinct avec les phantasmes et obsessions de son défunt fonda­ teur, Édouard Drumont, théoricien de l'antisémitisme:

Leur dernier modèle, le "petit père" Combes (24) (...), l'un des plus néfastes saboteurs des éner­ gies nationales (..„). Deux idées les ont inspi­ rés. La première est une confusion de véritables primaires: la confusion entre la civilisation mo­ derne et la laïcité. Comme on voit bien lâ où ces prétendus réformateurs ont été chercher leurs maîtres! Pour eux, on n'est à la page que si on renie tous les dogmes utiles. Si vous êtes éton­ nés, rappelez-vous que le Comité Union et Progrès, origine du mouvement révolutionnaire turc, a eu son berceau dans les loges maçonniques et les ghettos de Salonique. On aurait voulu espérer qu'en se retrempant dans la sève vigoureuse du nationalisme, l'effort de régénération de la Turquie se dépouillerait de ces germes de ruine. Il n'en a rien été.

Il n'en fallait pas plu

3

à François (Bertrand?) Bareilles, ancien professeur de français d'Abdülmecid (1886-1891), interviewé dans L'Écho de Paris du 11 mars, pour conclure:

Quant à cette expulsion (25) sur l'ordre des hommes d'Angora dont l'ascendance remonte à des origines circassiennes, bulgares et grecques, elle est d'autant plus inqualifiable que le seul Turc véritable est précisément le représentant de la maison d'Osman (...). Les influences salo- niciennes qui ont été en quelque sorte à la base de la révolution turque du

24

juillet

1909

(26), ne cessent, à mon avis, de s'exercer chez les hé­ ritiers des Jeunes Turcs, qui opèrent â Angora sous la dénomination kémaliste. A u fond, c'est le programme jeune-turc qui se réalise point par

point, et les fermetures d'écoles, niée

3

, puis avouées, les mesures contre les fondations catho­ liques, celles contre l'emploi de la langue fran­ çaise, ne sont, à la lettre, que des manoeuvres mal déguisées des germano-juifs de Turquie.

(13)

de voir se former (Jeune Turc = franc-maçon = juif = germanophile = bolchevik) en attribuant la rédaction du projet des lois du 3 mars à trois députés du parti populaire, dont le docteur Younous

Nadi bey, notoire bolchevisant et directeur du journal russophile Yenigun (2 7).

A ce stade de notre exposé, il convient, pour en éclairer la suite, de souligner un facteur essentiel de confusion des esprits dans la presse française de 1924. Les "radicaux" d'Ankara, dont les quotidiens de droite dénoncent les maîtres â penser et les sympa­ thies suspectes, apparaissent en l ’occurrence comme des anticléri­ caux: ils s'attaquent donc à un clergé, une Église de l'Islam, aus­ sitôt assimilée à l'Église catholiquee On peut apprécier les erreurs découlant d'un tel rapprochement en notant que pour La Lanterne et Le Journal (28) du 4 mars, L'Écho de Phris et Le Petit Parisien (29) du

8

, calife et califat sont synonymes de pape et de papautéQ Clau­ de Farrère allant jusqu'à parler de "l'archeveque des Croyants, pri­ mat de Constantinople"... Flairant le piège, certains émettent de prudentes mises en garde (

30

), mais trop forte est la tentation of­ ferte. Des éditorialistes libéraux ou de la gauche modérée, bien in­ formés pourtant, vont y succomber çà et là pour des raisons inver­ ses: quand Abdülmecid, le 11 mars, va appeler les responsables re­ ligieux du monde musulman à se réunir en congrès pour statuer sur l'institution califale, on verra parfois ce message -très modéré dans ses termes- qualifié de "sorte d'encyclique", "sorte d'excom­ munication fulminée contre la Turquie" (31).

De proche en proche, cette assimilation va amener tout naturel­ lement une partie de la presse à voir dans les fondations pieuses (evkaf), dont le régime avait été modifié par l'une des lois du

3

mars (

3 2

), l'équivalent des "biens du clergé", du "milliard des Congrégations". Pour l ’opinion française, autant de formules qui réveillaient des souvenirs divers de la Révolution de 1789» des len­ demains agités de la loi de Séparation de 1905. Déjà peut-être des liquidateurs en fez fourbissent leur maphine â écrire notait le

8

mars l'éditorialiste de La Cr o i x , journal particulièrement sensible à cette question. De la meme manière, la presse de droite considère souvent que les evkaf , du fait de l'importance des revenus qu'ils pouvaient produire, avaient excité les convoitises du gouvernement

(14)

d ’Ankara et que telle était peut-être la cause fondamentale des lois du 3 mars (33). Non point la cause, répond dans Le Temps du 15 mars laul Gentizon, kémalophile pondéré:

L ’abrogation de l'administration religieuse de l'evkaf qui gérait les propriétés tombées en déshérence ou celles léguées par testament aux mosquées, aux hôpitaux, etc., ainsi que la main­ mise de l ’Etat sur tous ces biens qui ne sont pas sans rappeler ceux de nos congrégations, con.'>titue à son tour une réforme de la plus hau­ te importance, "une véritable opération chirur­ gicale dans le corps de la Turquie", comme l ’a dit l ’un des orateurs de la grande Assemblée. Toutes ces richesses, dont la valeur atteint plus d ’un milliard de livres turques (

3 4

), re­ tourneront à la République dont la première tâ­ che sera de les arracher à leur improductivité, conséquence de leur mauvaise gestion (

3 5

Parmi les autres causes envisagées de l ’abolition du califat, gauche et droite s'accordent sur un point important: de toute évi­ dence, une institution théocratique dont le chef se trouvait être u n prince vénéré, voire populaire, qui, si le sultanat n'avait pas été aboli, aurait été légitimement appelé à régner, constituait dans ces conditions un péril grave pour la jeune République de Tur­ quie. Rares sont les suppositions sur les intentions réelles

d'Abdülmecid, mais l'opinion parisienne perçoit souvent clairement que, par sa personne et sa fonction, le calife risquait fort de ras­ sembler autour de lui -peut-être sans rien faire pour cela- les deux principaux courants de l'opposition intérieure au régime kémaliste (36).

Deux quotidiens seulement, mais de tendances très différentes, laissent percer le soupçon que Mustafa Kemal, à travers l'abolition du califat, était en train de faire quelques pas de plus vers la réalisation de projets tout à fait personnels. Dans L'Éclair du

5

mars, A. de la Jonquière écrivait, dans un éditorial intitulé

"L'abolition dukhalifat et les secrètes ambitions de Mustapha Kemal": E n 1921, des tracts répandus à profusion dans Stamboul posaient carrément l'éventualité de la déchéance de la maison d'Osman et insinuaient que l'homme désigné pour le remplacer était le généralissime (37). Les amis de Mustapha Kemal ont alors protesté, criant à la calomnie. Mais dans les milieux de Stamboul, on affirmait que c ’était tout au plus une médisance et on croyait

(15)

fermement que le dictateur nourrissait ces pen­ sera ambitieux. Aurait-il songé aujourd'hui, non plua au sultanat, mais au khalifat?(38) Poux qui connaît l'homme, la chose n'est pas impossible. Jugeant que l'heure n'était pas venue, a-t-il préféré faire abolir le khalifat?

De son coté, L'Humanité du 7 mars titrait "Vers la dictature 'démo­ cratique' de Mustapha Kemal", cherchait à établir que la "bourgeoi­ sie capitaliste turque" poussait celui-ci à la dictature et conclu­ ait: constatons que ce ,sxand "révolutionnaire" a en bien peu de temps fait un bond de Moscou à R o m e . Qu'un quotidien aussi étroite­ ment soumis aux directives du Kremlin exprime de tels jugements semble révélateur de quelque tension dans les rapports turco-sovié- tiques du moment.

Pour expliquer l'attitude du régime kémaliste, la volonté d'af­ firmation du nationalisme turc est parfois invoquée par la presse modérée de gauche et de droite. Sur ce point, il est remarquable de voir s'accorder sur l'essentiel Pertinax dans L'Echo de Paris du 5 mars (39) et Pierre Mille dans Le Quotidien du 10 (40)e Néanmoins, soudaine et radicale, l'abolition du califat ne laisse pas de sur­ prendre ceux qui, par ailleurs, tentent tris honnêtement de la com­ prendre, tel Marcel Ray dans Le Petit Journal du 5 mars:

Alors que les nouveaux gouvernements cherchent en général à se rattacher à la tradition de leur pay3 et

à

se faire des amitiés et alliances, la jeune république turque ne pense qu'à couper tous les liens avec le passé et montre comme une soif d'isolement.

ou, le meme jour, "un diplomate", éditorialiste anonyme de L'Action Quotidienne :

Cela veut dire que la nouvelle Turquie, dans

l'ivresse de sa victoire sur les Grecs et sur les Alliés, se croit assez forte pour se passer de

tout concours étranger et pour choisir elle-même ses alliances. Elle méprise les autres peuples musulmans qui supportent des tutelles étrangères et n'ont pas su assumer leur indépendance, ou qui, comme l'Egypte, se rendent trop graduellement et trop sagement indépendants. Il y a quelques mois, Agha Khan et Emir Ali, chefs des musulmans de

l'Inde, adressaient -une semonce à Moustafa Kemal, lui rappelant qu'ils avaient donné leur appui à la Turquie, parce qu'elle avait l'honneur*d'être la patrie du "Khalife Amam"(4l). Moustafa répond aujourd'hui en déclarant qu'il se moque du pou­

(16)

voir spirituel et des gens qui n'aiment pas la Turquie pour elle-même.

Nous avons vu plus haut quelques exemples de réactions carac­ téristiques devant l'aspect "laïque" des lois du 3 mars«, D'une ma­ nière générale, Journalistes cléricaux et anticléricaux adoptent, devant les perspectives ouvertes par ces mesures, l'attitude à la­ quelle on pouvait s'attendre, les extrêmes étant représentés par

Claude Parrère (42) d'une part, les éditorialistes de L'Oeuvre (42) de l'autre. Entre les deux, on notera ce Jugement, sous forme de mot d'esprit, qu'on voit paraître sous une forme curieusement iden­ tique le 5 mars dans Le Journal des Débats sous la signature d'Au­ guste Gauvain, dans L'Homme Libre sous celle d'Alfred W e Gaspart: cet événement montre que le kémalisme n'est pas "l'alliance du

croissant et du sabre" et la continuation des traditions islamiques. Ainsi que le poème "la fin de l'Orient", dans Le Gaulois du 9 mars,

oè. Adrien Vély badine avec humour et calembours Pour être tout à fait high life Et toucher au nec plus u l t r a ,

La République d'Angora Dépose et chasse le calife. Avec du vieux on fait du neuf.

La très vétuste Anatolie Dans un tourbillon de folie

Recommence quatre-vingt-neuf (.<,.). Déjà le désenchantement,

Que Loti fit si poétique, Grâce au Jeu de la politique Se vulgarisait lentement (...)<> Marchant d'un pas déguingandé, Le bras chargé d'un réticule, Une bonne au marché circule...

Ahî malheur... C'est AzyiadéJ (...) Devant ce spectacle angoissant De tout un monde qui s'effondre,

On pense, le coeur hypocondre: "C'est l'empire du décroissant.'"

Enfin, pour revenir aux choses sérieuses, parmi les articles favorables aux lois du

3

mars, il convient de réserver une place particulière à ceux de Paul Gentizon. Peut-être même une place d'honneur ne serait-elle pas déméritée. Dans ses chroniques du 7 et du 15 mars, ce correspondant en Turquie du journal Le Temps don­ ne des faits, de leurs causes et de leurs conséquences vine analyse

(17)

claire, documentée, objective et pertinente, q u ’on pourrait assuré­ ment reprendre aujourd’hui sans rien y changer, La République tur­ que vient certainement d'accomplir le plus grand effort de libéra­ tion morale et intellectuelle q u ’aient fait les musulmans de nos jours, conclut-il dans son article du 15 mars intitulé "Adieu à

1

'Orient".

*®î£

Ce jugement montre que l'auteur tenait le vote du 3 mars pour un événement important, voire fondamental, dans l'histoire de la Turquie nouvelle qui se créait sous ses yeux. D'une manière généra­ le, les éditorialistes de toutes tendances sont de cet avis (

4 5

). Seule exception notable, celle de Jacques Bainville, dans L ’Action Française du

6

mars, qui n'y voit qu'une sorte de révolution de détour du sérail survenant après beaucoup d'autres (46). Toutefois, pour les quotidiens de droite, reconnaître l'importance de l'aboli­ tion du califat va de pair avec une dénonciation extrêmement violen­ te de l'erreur capitale que, selon eux, le régime d'Ankara venait de commettre. On peut tenir pour caractéristique ce jugement du

"Renseigné", éditorialiste anonyme de la Libre Parole, qui, sous le titre "Le suicide de la Turquie", écrit le 5 mars:

L'anticléricalisme n'a pas gagné à passer de

l'Occident à l'Orient. Le geste qu'il vient d'ins­ pirer aux dirigeants d'Angora apparaîtra dans l'histoire comme l'un des plus absurdes suicides collectifs que l'on ait jamais enregistrés. En prétendant détruire- le Califat, ils ne font que détacher de la Turquie la puissance morale qui avait été, depuis le début du déclin de la puissance temporelle des Grands Seigneurs au

XVIIIe siècle, le seul élément de grandeur et qui demeurait sa plus grande espérance d'avenir. Re­ noncer à être à la tête d'une masse de trois

cents millions d'hommes pour se réduire à ion pe­ tit État de dix millions de paysans illettrés, c'est le comble de l'aberration. (...) Et quand ils ne seront plus qu'un petit Etat asiatique, moitié moins grand que la Perse, un atome en com­ paraison de l'Inde et de la Chine, ils maudiront la date néfaste du

3

mars

1924

où ils ont eu la prétention de rompre définitivement avec leur passé (

4 7

).

(18)

Claude Farrère mis à part, il est remarquable que des repré- sentants d ’un courant d'opinion par ailleurs hostile à la Turquie kémaliste témoignerîd ’une telle sollicitude navrée pour les interets de celle-ci. Il est non moins remarquable que les mêmes quotidiens ne cherchent guère à comprendre les raisons et les buts de Mustafa Kemal en se reportant aux positions du gouvernement d ’Ankara telles qu'elles étaient reflétées par la presse turque, qui comptait enco­ re à cette date plusieurs quotidiens en français. Dans ces condi­ tions, l'anticléricalisme et la germanophilie ne parvenant pas â tout expliquer, on voit certains éditorialistes de droite avoir re­ cours à un autre spectre: les manoeuvres perfides de la Grande- Bretagne qui attendait, tapie dans l'ombre, l'heure où, par person­ ne interposée, elle prendrait la tête du monde musulman. Telle est l'opinion de Claude Farrère, dans ha Liberté du

6

mars:

Je suis intimement persuadé que si les Anglais n'ont point excité les passions antireligieuses à Angora, du moins sont-ils très capables d'avoir promis aux Turcs de ne point mettre obstacle à la déchéance du khalife, si eux les Turcs ne s'op­ posaient pas à la proclamation prochaine du roi du Hedjaz, Hussein, comme nouveau chef des

Croyants (48).

De son coté, bien que ne se situant pas réellement à gauche, A, de la Jonquière, éditorialiste de h'Éclair, témoignait de sympa­

thies personnelles envers le gouvernement kémaliste. S'il voyait un danger dans les mesures que celui-ci venait de prendre, c ’était q u ’une. arme aussi puissante vienne à tomber entre des mains qui n'é­ taient point amies et à être retournée contre la Turquie (49).

E n effet, si l'aspect "anticlérical" de l'abolition du califat n ’est stigmatisé que par un courant bien défini de la presse, sa première conséquence prévisible, l'avènement de Husayn du Hedjaz à la place d'Abdülmecid, soulève un tollé général. A cela, rien de bien surprenante Les intérêts de la France et ceux des Hachémites étaient manifestement contradictoires et, un peu plus tôt, en Syrie, l'affrontement avait été direct avec Faysal, fils de Husayn. Rien ne justifiait donc la moindre sympathie réciproque. L'opinion française pouvait ainsi craindre que, paré du prestige califal, le maître des Lieux saints, client de la Grande-Bretagne, n'en fît le plus mauvais usage en exerçant une propagande hostile auprès des pèlerins venant

(19)

des colonies et protectorats de la France» Dès avant le 7 mars, ou les ulémas de laiestine le proclamèrent calife, et dans les jours qui suivirent, les journaux de Paris, toutes tendances confondues, couvrirent de huée

3

le roi du Hedjaz: créature des Anglais et pro­ moteur du mouvement arabe (

50

); un imposteur et une création arti­ ficielle de la politique britannique (51); le calife des Anglais

(52); largement subventionné et entouré de conseillers anglais (53); 1 ♦Angleterre dont Hussain est devenu calife par procuration (54), créé calife par 1 »Angleterre (55); Arabe fanatique (56); le soi- disant roi Hussein, émir du Hedjaz et valet de 1»Angleterre (...) un émir de La Mecque dont chaque geste fut toujours dicté par le

cabinet de Saint-James (...) un roi Hussein assiégé dans la Mecque par la cavalerie de Saint-Georges (57); un homme qui est notre ennemi (

58

); roitelet ambitieux qui, depuis longtemps, intrigue contre nous en Afrique da Nord et qui trouverait dans cette tache u n collaborateur indiqué dan3 la personne de son fils notre vieil ami de Syrie, l'émir Fayçal (59); le roi de la Mecque, qui n 8est certes pas un ami de la France, est la créature et le vassal de 1 ’Angleterre (60); Le Khalife Hussein s'est sacré lui-meme. Mais il ne sera jamais que le lape de ses sujets et de ceux de son fils, l'aventurier Fayçal (61); Q u ’est-ce qu'un calife dont l'autorité ne s'appuie pas sur de nombreuses baïonnettes? Et, en vérité, le roi du Hedjaz, à cet égard, manque de prestige. Et, par surcroît, la protection avérée de l'Angleterre lui nuit plus qu'elle ne lui

sert (62). L'unanimité ne fut cependant pas totale. Deux plumes con­ servatrices, celles d ’Auguste Gauvain dans Le Journal des Débats du 9 mars et d'A. de la Jonquière dans L'Éclair du 11, s'abstinrent d'accoler au nom de Husayn aucune épithète d'humeur. Tous deux ex­ hortaient par ailleurs l'opinion française à laisser les musulmans en général et les Turcs en particulier régler leurs propres affaires et à ne s'en mêler sous aucun prétexte. Position qu'affectaient de même d'autres quotidiens de diverses tendances, quitte à se contre­ dire par des propos d'une toute autre teneur quelques lignes plus loin ou dans les jours suivants (

63

).

Nous voici parvenu au point oïl, aux jugements portés sur les faits, vont succéder les suggestions sur les mesures que devait ou non prendre le gouvernement français pour contrer le danger d'un

(20)

ca-j

lifat hachémite sous protectorat anglais. Nous comptons aborder ce sujet dans une autre étude (64) et nous contenterons de renvoyer au tableau joint où. apparaissent clairement les trois solutions les plus fréquemment proposées. D'une part, créer, ainsi que proposait Claude Farràre avec véhémence, une sorte de Vatican musulman dans le Maghreb au profit d'Abdiilmecid. D'autre part, faire reconnaître comme calife Moulay Youssef, sultan du Maroc et protégé de la Fran­ ce. Enfin, s'abstenir de toute initiative de crainte de susçiter plu

3

d'inconvénients que d'avantages dans les colonies et protecto­ rats français à population musulmane.

s*«

Dans la réalité, le khalife, à qui on a prêté bien à tort dans l'Islam un rôle analogue à celui du pape dans la catholicité, n'a pas plus d'auto­ rité spirituelle sur les musulmans que le roi d'Angleterre, par exemple, sur l'Eglise anglica­ ne. T...) Il a fallu la décadence de l'Empire

ottoman et ses premiers démembrements amenant la Porte à chercher les moyens de compenser ses per­ tes en soulevant tous les musulmans contre les ghiaours: il a fallu l'orgueil insensé d'Abd'ul- Aziz (65), l'astuce et la cautèle endiablée

d'Abd'ul-Hamid, la poussée mégalomane et fanati­ que dans les masses populaires sous l'influence du panislamisme, sans compter l'ignorance ou la complicité intéressée de certaine diplomatie eu­ ropéenne pour ériger en sentence le sophisme d'un pontificat islamite au profit du sultan de Roum (

66

).

A. de la Jonquière, qu'on a vu engager ses lecteurs à laisser les Turcs et les musulmans concernés régler leurs propres affaires, ré­

sume ainsi l'opinion qu'avait, avec quelques nuances, une importante partie de la presse, tant à droite qu'à gauche, sur l'institution califale et sa caducité. Certains en réfutent la légitimité même, avançant, comme Auguste Gauvain^dans Le Journal des Débats du 9 mars, qu'elle n'avait pas de fondement solide. Jacques Bainville dans L'Action Française du

6

mars et kiul Gentizon dans le Temps du

7

rappellent le pitoyable échec de l'appel à la guerre sainte lancé, en tant que calife, par Mehmed V en 1914 (64) et préparent ainsi la conclusion de Pierre Mille qui, dans Le Quotidien du 10 mars, tient

(21)

le califat turc pour la direction illusoire des autres musulmans (

68

) . Certains journalistes insistent sur la décadence qu'avait subie celui-ci depuis l ’élection d'Abdülmecid, qui n ’avait reçu au­ cun pouvoir effectif ni tenté sérieusement de s'en faire attribuer

(69) . Enfin, l ’abolition d'une institution que la Grande Assemblée Nationale venait de s'acharner à proclamer inexistante après l ’avoir solennellement placée sou3 sa haute protection moins de deux ans plus tôt, suscite parfois quelque ironie, comme chez "un diplomate" dans son éditorial de L'Action Quotidienne le 11 mars:

Les nationalistes turcs affirment meme que le seul rultan qui ait prétendu sérieusement au pouvoir spirituel a été Abdul-Hamid II, le "sultan rouge", qui s ’est servi de cette impos­ ture pour ses desseins politiques. La nouvelle république turque, n ’ayant pas de visées "impé­ rialistes" sur le reste du monde musulman, n ’au­ rait fait que rétablir la vraie tradition. E n abolissant le califat, elle n ’a détruit, disent les gens d ’Angora, que ce qui n'existait pas; et ils ajoutent qu'Abdul-Medjid peut bien regretter l'empire, mais qu'il ne saurait se plaindre d'a­ voir perdu le califat -pour la raison q u ’il n'a

jamais été calife (

70

).

La conclusion à tirer de tout cela est que, la caducité du ca­ lifat turc étant évidente et le vote du

3

mars lui ayant porté le coup ultime, Abdülmecid, désormais, n'était plus et ne pouvait plus etre calife. Telle est la position q u ’adoptent, pour des raisons différentes, Le Temps et La Libre Parole du 13 mars, bien que ce dernier ne soit guère convaincu de la compétence de la Grande Assem­ blée pour déposer le calife. Cette compétence est, par contre, fran­ chement niée par Claude Earrère dans L'Écho de Paris et Saint-Brice dans Le Journal du

8

mars, Henry Bidou dans Le Figaro du 13. De cet­ te attitude et de quelques causes extérieures concomitantes vont naître les divers projets auxquels nous avons fait allusion plus h a u t .

(22)

On peut constater que la figure d'Abdul Medjid est non seulement respectable, mais sympathique à notre pays. C'est un lettré, un artiste qui parle français à merveille et dont les oeuvres ont figuré dans nos salons de peinture.

Tel est, dans Le Matin du

6

mars, le plus modéré des éloges du cali­ fe déchu. Parmi les derniers représentants de la dynastie ottomane, Mehmed V, diminué par l'âge, occulté par les Jeunes-Turcs et la guerre, était passé inaperçu de l ’opinion française. Quant à Abdül- hamid et Vahideddin, leur dégénérescence émaciée, anguleuse et né­ vropathique, jointe aux aléas de la politique, compromettait fâcheu­ sement l'image qu'ils offraient (

7 1

). far contraste avec ces cou­ sins plus ou moins inquiétants, Abdülmecid, vigoureux comme son père Abdülaziz, apparaissait rayonnant de santé, d'affabilité, de culture, d'intelligence, de franchise et de tolérance:

Ayant eu l'honneur de connaître le calife banni alors qu'il n'était que prince héritier, j'aime à me rappeler aujourd'hui les entretiens que j'ai eus avec ce parfait gentleman d'Orient, averti de tout, connaissant toute la littérature d'Occident, tous nos articles, tous nos peintres, tous nos poètes...

Tandis qu'un sultan d ’esprit faible et de culture nulle vivait obscurément, platement, traînant dans son harem, fumant le narguilé, bu­ vant le douzico, lui Abdul Medjid, lui, le prin­ ce, était un vrai prince affable, lettré, moder­ ne... Il avait rompu avec toutes les vieilles traditions orientales. Il vivait sur la rive d'Asie, dans une jolie maison simple et claire. Il faisait de la peinture et de la musique et

citait en entier des poèmes d'Alfred de Vigny et de Verlaine. Bien entendu, il n'avait point de harem. Il avait épousé -une princesse charmante, aussi moderne que lui, infiniment élégante et aimable, vêtue à l'européenne -et ne portant pas le tcharchaf (

7 2

).

Ce prince, qui était un dilettante, était aussi un homme politique ayant des vues audacieu­ ses sur l'avenir, des principes de gouvernement, tout à fait démocratiques (

7 3

).

Abdülmecid, dont on connaissait par ailleurs l'attitude patriotique

de

1919

à

19 2 2

, la francophilie de toujours et la germanophobie no­

toire, avait tout pour pldire au lecteur parisien. Les journalistes se précipitèrent donc à Territet pour obtenir une entrevue (

7 4

) ou recherchèrent au plus près les témoignages de personnes l'ayant

(23)

connu (75). D'une manière générale, le portrait qui en résulta don­ na du calife une image extrêmement élogieuse qui semblait bien con­ firmer les dithyrambes de Claude Farrère dans l'Écho de Paris du

8

mars: le saint vieillard (...) ce parfait patriote, ce parfait gentilhomme, ce parfait homme de coeur, homme de bien avant d'etre Turc, et à qui rien d'humain .jamais ne fut ni ne sera étranger:. Abdul Med i id II. le plus moderne, le plus artiste, le plus délicat

des princes.

Quelques notes discordantes, toutefois, au sein de ce concert de louanges. A. de la Jonquière manifeste une méfiance hostile en­ vers Abdülmecid, soupçonné d'être un trouble intrigant, ourdissant des manoeuvres louches en vue de provoquer une restauration du sul­ tanat en sa faveur. On lit ainsi le 5 mars à la "une" de L'Bclair:

On avait affaire avec Abdu'1-Medjid à un person­ nage à double face, ayant intrigué toute sa vie avec les révolutionnaires, tout en étant du der­ nier bien avec les absolutistes, donnant des ga­ ges aux nationalistes d'Angora tout en négociant sous-main avec les Anglais. Le comité Union et Progrès, qui le connaissait bien, se méfiait de l u i .

S'il avait accepté de jouer le role de ca­ life fainéant, c'était avec l'intention bien arrêtée de se servir du prestige toujours atta­

ché au titre de Commandeur des Croyants, pour restaurer sa puissance temporelle (

7 6

).

Enfin, le 13 mars, soit deux jours après la proclamation lan­ cée par le calife au monde musulman (

7 7

), deux journaux d'orienta­ tion différente et pour des raisons non moins différentes, Le Temps et Le Petit Bleu (78), attaquèrent vivement le calife d é c h u

0

D'après le premier, Abdul Medjid ne ménage certes -point la "République laïque de Turquie aux frais de laquelle il vivait jusqu'à ces jours der­ niers . Pour l'autre:

Le calife Abdul Medjid, banni de "son pays chéri" ainsi qu'il s'exprime dans son appel au monde musulman, n'est pas content et il a tort

0

Il est vraiment bien exigeant.

Mustapha Kemal est aussi musulman que lui, mais "Jeune Turc", il n'a pas usé des procédés à la fois radicaux et hypocrites d'autrefois, il s'est conduit en homme d'État moderne. Le moder­ nisme, d'ailleurs, pénètre de plus en plus pro­ fondément dans l'Islam, et il l'applique avec une noblesse et une élégance très louables, il

(24)

faut le reconnaître.

Nous souhaiterions terminer ce tour d'horizon par une curiosi­ té assez grotesque de prime abord, mais qui nous semble révélatrice de certain aspect de la mentalité du temps. On sait que, dans la so­ ciété moralement "bloquée" du Second Empire et de la I I I e Républi­ que, la libido des créateurs artistiques trouva un exutoire plus ou moins toléré dans les scènes de hammam, harems et, d'une manière gé­ nérale, tout ce qui pouvait se recouvrir d'un vernis "oriental"« Le célèbre "Bain turc" d'Ingres montrait dès 1859 les limites admises en ce domaine. Elles furent progressivement reculées par des con­ tinuateurs de moindre talent tandis qu'ailleurs en Europe fleuris­ sait la mode de l'arabisch, exotisch, erotisch und temperamentsvollo Dans cet ordre d'idées, l'abolition du califat fournit à un certain

Paul Denoyer, reporter envoyé spécialement à Territet, l'occasion de publier dans La Liberté du 14 mars un article fort impressionnant, intitulé: "Le Calife au bal. Le Commandeur des Croyants évoque, au spectacle des danses modernes, les splendeurs chorégraphiques de l'Orient". Voyant un bal se dérouler dans l'hôtel où il résidait et interrogé sur l'opinion qu'il avait du fox-trot, Abdülmecid aurait déclaré que les danseurs lui semblaient s'ennuyer beaucoup. Le jour­ naliste en tire aussitôt des conclusions d'une concupiscence hale­ tante, dont on notera le mouvement crescendo (

7 9

):

Le khalife s'est tu. Mais son esprit s'en est allé vers Stamboul, vers son palais du vieux Serai*; il songe aux danses que si souvent il se faisait donner par les jeunes esclaves du harem impérial. Le charme ensorcelant de ces petites femmes de

15

ou

16

ans, arrachées pour lui, parmi les plus belles, des vallons de Circassie, des montagnes d'Arménie, des plaines de l'Arabie! Dès que leur cortège mystérieux, encadré de gar­ diens vigilants, s'était engouffré sous les por­ tes de Yediz, toutes ces petites razziées compre­ naient quel serait le sens de leur vie désormais. Elles entrevoyaient, dans leur imagination surex­

citée , le luxe inouï au milieu duquel elles au­ raient une existence insouciante. Leur seule pen­ sée était d'attirer une fois l ’oeil du sultan« Et ces danses du crépuscule étaient la circons­

(25)

tance suprême: l'une d'entre elles, à partir de ce soir-là, prendrait un jour le rang de favori­ te; peut-être un jour de femme légitime« Et tous ces petits corps, blancs de lait, ou légèrement dorés, se pliaient, avec mille recherches spon­ tanées, pour se faire plus séduisants, pour plai­ re. Plaire!

E n conclusion, nous voudrions d'abord nous laver du soupçon d'avoir surtout fait ici de l'abolition du califat le prétexte de remarques sur les réglements de compte franco-français que celle-ci suscita dans la presse parisienne. Nous avons souligné plus haut à quel point cette dernière réagit rapidement et largement à l'événe­ ment. Or, il est évident qu'après avoir soulevé un tel intérêt, l'affaire dans son contexte turc fut, en effet, bientôt occultée par les souvenirs purement français qu'elle rappelait ou les pers­ pectives qu'elle laissait entrevoir pour les intérêts français.

Cette attitude semble à la presse de Paris. Pour autant que nous avons pu en juger par des sondages sommaires, les journaux réagirent différemment, et d'une manière particulière dans chaque cas, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne et en Italie. Ceci contribuerait puissamment à laisser supposer que les quotidiens des principaux pays d'Occident ne connurent en

1

*occurrence aucune

influence venue de Turquie. On peut débattre du sens exact du mot lo b b y . En 1924, des subsides généreusement distribués faisaient qu'un lobby italien, un lobby grec, par exemple, existaient dans la

presse française. De lobby turc, point à notre connaissance. Ce n'é­ tait d'ailleurs pas une question de pots-de-vin. Les sympathies de Paul Gentizon ou de Maurice Pernot envers la Turquie kémaliste appa­ raissent personnelles, sincères et, sans aucun doute, désintéressées. Claude Parrère, avocat traditionnel de la cause turque, prend en la circonstance une position critique vis-à-vis du régime d'Ankara. A la veille du débat parlementaire qui aboutit aux lois du 3 mars,

İsmet Başa, Premier ministre, confiait au colonel Mougin: "0n com­ prendra certainement en France notre désir d'installer notre Répu­ blique sur des bases solides; [ l a France n'a-Jt-elle pas proclamé

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elle aussi la séparation de l ’église et de l'état? N'a-t-elle pas expulsé les prétendants au trône?" (80). A en juger d'après les réactions de la presse parisienne dans les jours qui suivirent,

cette attitude' faisait preuve d'un optimisme excessif. Ceci tendrait de même à confirmer que le gouvernement turc et ses représentants à l'étranger ne firent rien alors pour aider les journalistes et

l'opinion à considérer l'événement avec sérénité.

Ceci nous amène à poser deux questions. Nous nous contenterons de les formuler, toute tentative d'examen plus approfondi risquant de nous entraîner bien au-delà des limites que nous souhaitons ne pas dépasser ici.

Tout d'abord, avant la création de la revue La Turquie Kémalis- te en 1934, les autorités d'Ankara firent-elles le moindre effort suivi pour expliquer à l'opinion étrangère, avec un vocabulaire et des arguments appropriés à la psychologie de chacun des pays concer­ nés, sa politique, ses objectifs, ses revendications, ses besoins?

(81) Une telle action nécessitait moins des moyens financiers que des interventions opportunes et judicieuses des représentants diplo­ matiques turcs. Si vénale qu'elle fût parfois à cette époque, la presse parisienne demeurait largement accueillante aux causes défen­ dables dont on voulait bien lui exposer avec clarté les tenants et aboutissants. Avant la première Guerre, les représentants ottomans savaient pertinemment quels quotidiens français pouvaient soutenir leurs positions pour la seule raison qu'ils les croyaient justes

(82) . A u début des années 1920, il n'apparait pas que les diplomates kémalistes surent ou purent agir de même. A Paris du moins. Mais en allait-il autrement ailleurs?

Ensuite et surtout, on a trop souvent tendance aujourd'hui à sous-estimer de manière excessive l'opposition intérieure, puissante et influente, que Mustafa Kemal eut à affronter jusqu'en 1926. En examinant les faits avec plus d'un demi-siècle de recul et en sachant sur quoi ils débouchèrent finalement, on perd parfois de vue les ris­ ques réels dont le Gazi dut tenir compte avant cette date chaque fois qu'il prit une décision importante. Séparation du sultanat et du ca­ lifat, proclamation de la République, abolition du califat apparais­ sent ainsi dans la carrière politique de Mustafa Kemal comme autant d'opérations longuement méditées en secret par le stratège et

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exécu-tées par le tacticien avec rapidité, précision, efficacité

0

Le Gazi pouvait-il a'en expliquer entièrement par avance^sans risquer de compromettre les résultats espérés? Pouvait-il meme s'en expliquer après l'événement sans compromettre par là même l'étape suivante de son programme, d'ores et déjà inscrite en discret filigrane? N'est- ce point de ce coté qu'il conviendrait de chercher la cause réelle de l'inexistence manifeste de services d'information turcs dignes de ce nom à l'époque qu'on vient de voir?

Annexe 1

QUOTIDIENS PARISIENS E N M R S 1924

t

Les données sur la presse parisienne des années 1920 figurant dans cette notice ont été tirées des ouvrages suivants:

- Jean-André Faucher, Noël Jacquemart, Le Quatrième Pouvoir», La presse française de 1850 a I960, numéro hors-serie de "L'Écho de la Presse et de la Publicité", réédition 1968. - Histoire Générale de la Presse Française, publiée sous la

direction de Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre_ Guiral et Fernand Terrou, tome III: De 1871 à 1 9 4 0 » Paris,

Presses Universitaires de France, 1972.

- Pierre Albert, Fernand Terrou, Histoire de la Presse, coll. "Que sais-je?", Paris, Presses Universitaires de France, Paris 19791

■ I'*ACTION FRANÇAISE

Sous-titre: "Organe du nationalisme intégral"« Exer­ gue: "Tout ce qui est national est notre, [signé] le Duc d'Orléans, héritier des quarante rois qui en mille ans firent la France".

Célèbre journal monarchiste dirigé par Charles Maurras et Léon Daudet. Tirage en 1924: 74.000 exemplaires.

Manifeste envers le califat, la Turquie et l'Islam une attitude lointaine et dédaigneuse. Apres la publication du projet de Claude Farrère dans la Liberté, ouvre ses colonnes, sans engager^ pour autant sa propre responsabi­ lité, à son collaborateur Paul Olagnier, partisan de l'idée d'installer Abdülmecid en Tunisie.

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