A. Une intégration 404 difficile
Comme l’immigration est le fait de s’installer dans un pays étranger avec l’intention d’y rester, se pose la question de l’intégration et de l’assimilation. Avec les auteurs la première génération, le problème de l’immigration en France ne se posait pas puisque les premiers étudiants mis en scène dans les romans de voyage en France n’avaient pas l’intention de rester. Leurs séjours étaient temporaires. C’est dans Le Docker noir d’Ousmane Sembene que la première immigration des Noirs en France est évoquée. Une communauté africaine essentiellement composée de travailleurs originaires de l’Afrique noire avec ses traditions et ses coutumes :
Dans cette Afrique méridionale de la France, toutes les origines, tous les groupes ethniques sont représentés. Gardant avec lui les coutumes de sa terre natale, chaque territoire a son propre canton : les bars. Les préjugés et l’originalité sont souvent l’objet de disputes.405
Il se pose la question de la nationalité après les indépendances. Mais, avec l’immigration actuelle, nationalité et intégration sont liées.
404
Selon le dictionnaire : intégration vient du mot italien, integrare qui veut dire rendre entier, faire entrer une partie dans un tout. Intégrer c’est faire entrer un ensemble dans un groupe plus vaste. On dira d’une société qu’elle est intégrée si elle possède un haut taux de cohésion sociale. Un individu sera considéré comme intégré s’il partage les mêmes valeurs et les normes de la société à laquelle il appartient. (Le Lexis, le dictionnaire érudit de la langue française, Larousse)
405
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1. La nationalité
Aucun personnage des romans n’exprime avant son départ en exil sa volonté de devenir européen. Seule l’envie de bien-être pousse le migrant au départ pour l’Occident mais se procurer des documents administratifs devient un impératif pour résider en France.
a. Un nouvel ancrage identitaire
La citoyenneté se détermine chez les immigrés soit par le choix de vie cas des parents, soit par le droit du sol pour leurs enfants. C’est pour cette raison que les adultes installés depuis longtemps obtiennent la nationalité française par la voie de la naturalisation.406 Dans la littérature négro-africaine francophone abondent des personnages qui traversent ou qui ont traversé des frontières. 407 Mais les « écrivains épigones de la Négritude ont mis en scène des migrants qui ne cherchent pas à s’établir définitivement sur l’espace européen. Deux raisons majeures expliquent cette situation. La première justification, c’est que les premiers migrants étaient des citoyens
406
A la différence de la déclaration, la naturalisation n'est pas un droit. Elle s'opère par décret et constitue une décision discrétionnaire de l'administration qui peut décider de ne pas accorder la nationalité même si les conditions nécessaires à son obtention sont réunies. Les conditions de recevabilité de la demande sont les suivantes :
- être âgé de plus de 18 ans - posséder un titre de séjour
- résider en France depuis 5 années et justifier d'une coïncidence de la résidence avec le centre des intérêts matériels et des liens familiaux
- être assimilé à la société française, notamment du point de vue culturel et linguistique (l'assimilation est évaluée par un agent de l'Etat au cours d'un entretien)
- ne pas avoir fait l'objet de certaines condamnations (notamment pour des crimes ou des délits constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation)
- ne pas avoir fait l'objet d'un arrêté d'expulsion ou d'une interdiction du territoire français http://www.cliquedroit.com/l-obtention-de-la-nationalite-francaise-c18-f169.html
407
Les traversées des frontières maritimes, aériennes sont les seules qui sont dûment traitées jusqu’à présent par la littérature négro-africaine, la traversée des frontières en Espagne, par l’enclave de Ceuta et Malilla où à chaque année, des nombreux candidats à l’exil vers l’Europe prennent des risques énormes au péril de leur vie pour tenter la traversée de la frontière afin d’atteindre l’espace européen par la terre est mise en scène par Le Camerounais Eric Kandom dans Un jeune Africain qui pleure l’Europe, un jeune camerounais qui tente de voyager clandestinement par voie terrestre depuis le Cameroun.
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français et la seconde étaient qu’ils espéraient retourner au pays, une fois les études achevées. Leur exil était donc temporaire avec l’envie ou l’espoir de retour à la terre natale mais ceux de la seconde génération mettent en scène des parents qui vivent avec l’idée du retour au pays. Chez les écrivains de la Migritude les parents s’opposent à leurs enfants qui ne connaissent rien de leur pays d’origine.
Dans Place des Fêtes, on voit l’opposition entre les parents et leur fils né en France mais qui ne se reconnaît pas ni le pays d’origine ni dans le pays d’accueil en raison de la couleur de sa peau :
Et maintenant, papa, tu me demandes, àmoi, d’aller vivre là-bas, mais je rêve ou quoi, je ne dis pas que la France, c’est mieux ! Mais, je suis né français, papa, parce que ma peau ne colle pas avec mes papiers. Mais je sais que je ne suis pas de bas non plus, parce que je n’ai rien à voir vraiment avec là-bas. 408
Le personnage aborde ici une problématique importante. Avoir la nationalité est une chose, mais se sentir vraiment citoyen en est une autre. Il pose la question du patriotisme. Comment se sentir vraiment patriote ? Est-ce que la nationalité suffit à se sentir patriote ? Dans ses affirmations, le personnage narrateur s’oppose à ses parents sur leur façon de voir ou de concevoir leur immigration en France. Il se démarque d’eux et leur reproche leur manque de patriotisme. Ses parents sont responsables de leur isolement avec leur idée de retour au pays. Pour lui, ils ont raté leur immigration, parce qu’ils sont toujours restés en marge de la société bien qu’ils aient la nationalité comme lui :
Vous savez, papa et maman sont devenus français tricolore, eux aussi. Français comme moi, eux qui sont venus de là-bas. Français comme moi, eux qui sont venus de là-bas. Français, immigré ! Oh, vous savez cela ne veut rien dire. C’est même n’importe quoi ça, cette histoire de devenir tricolores quand on débarque dans un pays avec une seule couleur. C’est vraiment n’importe quoi quand les gens se prennent soudain pour des
408
190 tricolores au point de croire les couleurs leur appartiennent. Papa et maman en tricolore, laissez-moi rire, oui !Tout le monde sait que cela ne veut absolument rien dire, qu’on a beau changer de papier mais jamais de couleurs, qu’en fait c’est seulement pour faciliter les paperasses, c’est tout.409
Ses parents, n’ont jamais une volonté d’intégration et d’assimilation 410. Ils ont perçu la nationalité comme une formalité administrative sans jamais chercher à devenir des vrais citoyens. Alors, il culpabilise ses parents comme étant responsable de la marginalité dont ils souffrent lui-même.
L’opposition entre les premiers immigrés et leurs enfants est également posée dans Un appel de nuit où le conflit de génération se déclenche entre Doulaye et Alima et leurs parents qui comme le père du narrateur de Place des Fêtes vivent avec l’idée du retour au pays. La pièce
Un appel de nuit est un dialogue théâtral entre Doulaye et Alima qui
communiquent au téléphone mais leur dialogue est entrecoupé de scènes où ils sont avec leurs parents avec un retour en arrière de plus de trente ans. C’est par cette mise en scène rétrospective que l’auteur représente ce conflit au sein de la famille. La question du retour au pays qui taraude les parents est posée comme la preuve d’absence de volonté d’intégration des parents.
Je suis venu ici mais j’aurais pu aller dans n’importe quel autre pays où j’aurais trouvé du travail. Je ne suis pas venu pour leur ressembler ni pour mêler leur sang au mien.411
La première génération voit le fossé entre elle et la société d’accueil. Elle mesure la distance et se montre loin de partager leurs valeurs:
409
Place des Fêtes, op. cit., p.14.
410
En 2003, la loi n° 2003-1119 du 26 novembre renforce les conditions pour acquérir la nationalité française en posant que nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, par une connaissance suffisante.
411
191 Le père: « Pour moi l’honneur, le non, le sang ont encore une signification. C’est à chaque fils de préserver la pureté du sang, l’honneur et le nom de ses ancêtres…Et ma fille qui va mêler du sang étranger à mon sang ! Qu’y a-t-il de commun entre moi et ces gens-là et nous ? Quelles valeurs justifient encore leur existence ? Leurs femmes se promènent nues, ils montrent des choses de Dieu à la télévision, leurs enfants passent devant les vieillards sans les saluer et ils s’empressent de se débarrasser de leurs vieux parents. 412
La seconde génération voit l’émigration comme une opportunité. Décidée à tourner le dos à l’Afrique, Saïda fait partie de cette génération qui cherche à s’intégrer dans la société d’accueil. Son intégration passe d’abord par l’apprentissage de la langue française.
À l’image des personnages qu’ils mettent en scène, les écrivains de la seconde génération ont fait le choix de vivre en France ; mais bien qu’ils aient la nationalité française, ils se sentent cependant acculés à leurs origines quand on les catégorise comme écrivains francophones, africains ou autres. C’est pour s’opposer à cette catégorisation que Waberi définit l’appartenance de la citoyenneté en ces termes: « le lieu de naissance n’est qu’un accident ; la vraie patrie, on se la choisit avec son corps et son cœur. On l’aime toute sa vie ou on la quitte tout de suite.»413
b. Une nationalité entre guillemets
Malgré la nationalité acquise, le sentiment d’être étranger en France est dominant chez les premiers immigrés. Ce sentiment se justifie par l’exclusion. La mère d’Alima prévient sa fille en ce terme:
Tu me réponds que ce pays est ton pays. Moi, je veux bien. Je ne suis pas instruite, je ne sais pas ce qui écrit dans les
412
Un appel de nuit, op. cit., p.12.
413
192 papiers. Mais souviens-toi, Alima,: dans un pays qui n’est pas celui de ses ancêtres , on sera toujours étranger…même si on fait semblant de croire le contraire. Toi, ma fille, tu es une femme noire dont les ancêtres viennent du village là-bas dont tu ne veux entendre parler. Si tu te crois un enfant de ce pays, les vrais enfants de ce pays se chargeront chaque jour de te prouver le contraire. 414
Le lien du sang est l’argument employé pour concevoir la citoyenneté. C’est une auto exclusion par le lien du sang pour s’éloigner de la société d’accueil. Pour la mère d’Alima, la France n’est pas le pays de ses ancêtres, donc ses enfants ne doivent pas croire que la France, c’est chez eux. La crainte de la mère est due à ce qu’elle croit que l’Europe est pour elle la terre des Blancs. Elle vit avec le sentiment d’être étrangère en France.
Mais les enfants eux, né et grandis en France, ont une forte envie de croire que la France est leur pays et que le pays de leurs parents leur est inconnu donc le sentiment d’auto-exclusion est peu présent chez eux. Alima s’oppose à sa mère à l’idée du retour au pays natal car l’exclusion totale est celle du retour au pays. Déjà entre ses parents et elle, l’opposition est totale. Elle a plutôt beaucoup à partager avec la société d’accueil qu’avec ses parents :
Regarde-nous : on a déjà de la peine à communiquer, toi et moi. Tu parles mal le français et moi, je comprends à peine ta langue et je ne sais pas la parler. Qu’est-ce que je vais faire dans un coin de brousse où on ne parle que ta langue ?415
Alima construit son discours identitaire différemment de ses parents : les parents ont la nationalité certes, mais ils ont des référentiels différents de leurs enfants. Pour eux, c’est le village, le lien du sang, la langue, la culture et la tradition. Les parents immigrés ne sont pas réellement en contact permanent avec la société, d’autant plus qu’ils ne parlent pas ou s’expriment
414
Un appel de nuit, op. cit., p.23.
415
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mal avec langue française, ce qui crée un fossé non seulement entre eux et leurs enfants mais également avec la société. La nationalité est à leurs yeux une simple formalité qui n’implique aucune appartenance. La seule appartenance, c’est celle du sang. C’est donc une auto-exclusion formelle. En ce qui est de l’intégration, c’est la personne qui doit aller vers le groupe et non l’inverse. Cette initiative est inexistante chez les parents.
Chez les Noirs en France, malgré la nationalité acquise les parents immigrés vivent avec le sentiment d’exclusion exacerbé par la victimisation. Alain Mabanckou, a rencontré dans une salle de sport, un immigré noir vivant en France et qui malgré sa nationalité française se croit victime d’exclusion sociale pour sa couleur :
–Je suis originaire de Centrafrique et je vis en France depuis plusieurs années. Disons que depuis vingt-neuf ans et demi. Tous mes enfants sont nés ici, mon frère. Ils sont, comme qui dirait, des petits Français, rien à voir avec l’Afrique, où ils n’ont pas mis les pieds. Ils sont nés d’ici point barre. Mais est-ce que les Français, eux, les voient comme ça à l’école ou dans la rue, hein ? Pour eux, ces enfants sont des petits Nègres, un point c’est tout !416
Le personnage soulève la question de l’identité nationale. Comment peut-on être identifié européen en général et français en particulier ?Au-delà des papiers est-ce que le passeport, tout seul, justifie l’appartenance identitaire ? Cette problématique est une « question qui demeure, de nos jours, un enjeu politique. »417 Depuis la constitution de 1791 qui accordait automatiquement la nationalité à tout enfant né sur le sol français, les modalités de l’acquisition de la nationalité française ont été redéfinies. Certes, la France accorde la nationalité aux enfants nés en France par le droit du sol, mais la question est de savoir comment l’appartenance à la société européenne en général et à la société française en particulier se justifie. La crainte de ce parent originaire d’Afrique, vivant en France « depuis vingt-neuf ans et demi » et dont les enfants, nés en France, n’ont jamais mis
416
Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’Homme Noir, op. cit., p.26. 417
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les pieds en Afrique, est que la nationalité qui leur est accordée ne les protège pas de cette forme d’exclusion basée sur l’épiderme et que la nationalité demeure une formalité qui ne leur garantisse aucune place dans la société d’accueil.
Alain Mabanckou, sans être d’accord avec l’esprit de victimisation 418 qui consiste à présenter la race noire comme une victime de la race blanche laisse parler cet immigré d’origine centrafricaine qui présente les immigrés noirs en Europe comme étant des victimes :
Vous, mon frère, vous avez de la chance, vous êtes bien planqué aux Etats-Unis, là-bas où les Blacks sont très respectés, alors que les Noirs de France, eux, sont toujours en queue de peloton en Europe. J’ai lu sur Internet que vous étiez prof à l’université ! Vous vous rendez compte de ça ? Est –ce que vous croyez que si vous étiez resté ici vous auriez eu ce poste, hein ? Répondez, mon frère ! Est-ce que j’ai tort ?419
Le Centrafricain compare l’Europe et les Etats-Unis deux entités complètement différentes en ce qui est de la place de l’homme noir dans la société européenne et américaine. Aux Etats-Unis, la place du Noir et sa reconnaissance comme citoyens à part entière jouissant de liberté est exempte de discrimination raciale même si la discrimination existe aujourd’hui sous d’autres formes : inégalité sociale et économique. Sa place est le résultat de longues sacrifices depuis l’abolition de l’esclavage420 jusqu’aux années 60, avec l’abolition de la discrimination raciale à la suite du discours de Martin Luther King,421alors qu’en Europe, la présence des Noirs est beaucoup plus récente, car le présence de communauté noire en Europe, est
418
Dérivé du verbe victimiser qui signifie « faire de quelqu’un une victime, présenter en victime » (Le Nouveau Littré)
419
Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’Homme Noir, op. cit., p.26. 420
Le treizième amendement à la Constitution des États-Unis prend effet le 18 décembre 1865. «Ni esclavage, ni aucune forme de servitude involontaire ne pourront exister aux
États-Unis, ni en aucun lieu soumis à leur juridiction»
http://www.herodote.net/18_decembre_1865-evenement-18651218.php
421
Le 28 août 1963, à Washington, le pasteur afro-américain a prononcé un discours d'espoir devant 250.000 personnes, de toutes origines. L'année suivante, les Etats-Unis ont adopté un Civil Rights Act, c'est-à-dire une loi interdisant toute discrimination dans les lieux publics. Toutefois, les traces du régime ségrégationniste sont encore présentes, même un demi-siècle après son abolition.
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lié à l’immigration des travailleurs depuis la Seconde Guerre mondiale où comme précise Alain Mabanckou que « la France a encouragé l’immigration et favorisé les regroupements familiaux », avec « la réapparition du droit du sol » pour les enfants des parents étrangers.
Mais Alain Mabanckou s’oppose à l’idée du « sang » pour qualifier l’appartenance à l’identité nationale. Considérer quelqu’un comme étant français ou européen rien que parce qu’il est blanc c’est selon lui raisonner à la manière de Robert Mugabe, président de Zimbabwe :
Au Zimbabwe, un président, monarque à vie se livre à la chasse aux Blancs, le gibier se faisant de plus en plus rare dans la brousse. Ce président leur rappelle qu’ils sont des Blancs, donc des Européens, même si certains d’entre eux n’ont que cette terre. Pour le dictateur empêtré dans son labyrinthe, tous les Blancs demeureront européens ! Dieu l’avait voulu. Peu importe qu’ils ne connaissent d’autre terre que celle d’Afrique. Et lorsqu’ils sont « refoulés » ver l’Europe, ils se retrouvent dans une nasse, errent tels des apatrides. En Afrique, on les montre du doigt ; en Europe, on les regarde avec de gros yeux. Ils sont déconcertés de ce continent-là qui n’a rien à voir avec leur univers des tropiques.422
Celui qui raisonnerait de cette façon serait aussi blâmable que le président zimbabwéen car sa conception de l’identité est raciste du fait qu’elle
« privilég[ie] une vision naturaliste au détriment d’une approche
humaniste »423
422
Alain Mabanckou, l’Europe depuis l’Afrique, op. cit., p.36. 423
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2. Le mariage mixte
A défaut de ne pouvoir bénéficier d’une intégration sociale, le personnage cherche parfois à se trouver dans le mariage un moyen pour échapper à l’exclusion sociale. Ainsi dans cette optique, nombreux sont les personnages qui rencontrent une personne du pays d’accueil pour partager avec eux une vie commune. Puisque l’exil en terre étrangère suppose la solitude. Le mariage ou le concubinage se présente comme un palliatif pour échapper à la solitude et si possible trouver une intégration sociale.